La réforme-surprise de la médecine du travail

par Eric Berger / octobre 2010

Une réforme peut en cacher une autre. Invitée inattendue du débat parlementaire sur les retraites, la médecine du travail devrait voir son organisation et ses missions singulièrement changer. Syndicats et opposition dénoncent un passage en force.

Une réforme de la médecine du travail qui revient discrètement par la petite porte, à la sauvette. Tel est le scénario imprévu adopté par le gouvernement, à l'occasion de l'examen par l'Assemblée nationale du projet de loi sur les retraites. L'exécutif et les députés ont, en effet, introduit plusieurs amendements qui touchent directement au devenir de la médecine du travail.

Ce que les auteurs de ce scénario n'avaient sans doute pas imaginé, c'est le tollé qui a suivi. La méthode a littéralement ulcéré les organisations syndicales, qui ont dénoncé un passage en force et un déni de démocratie. " Il n'est pas admissible de traiter un sujet aussi essentiel que la médecine du travail au beau milieu d'une réforme des retraites très controversée et de façon aussi expéditive ", fustige Jean-François Naton, de la CGT. De son côté, le Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) accuse le gouvernement de " hold-up sur la santé au travail "" Le projet était écrit depuis longtemps, le ministère du Travail attendait simplement une fenêtre de tir ", estime Gilles Arnaud, du SNPST. " La santé au travail ne constitue même pas un chapitre du projet de loi sur les retraites ; il est inacceptable de jouer son avenir sur un coin de table ", ajoute Jean-Marc Bilquez, de FO.

Mise sous tutelle

C'est la réunion de la commission des Affaires sociales du 7 septembre qui va déclencher le tir de barrage. Parmi les 700 amendements déposés sur le projet de réforme des retraites, une quinzaine concernent la médecine du travail. Pièce maîtresse du dispositif : l'amendement n° 730 du gouvernement. L'une des dispositions prévues va mettre le feu aux poudres. Selon ce texte, l'exécutif envisage que les missions des services de santé au travail (SST) dits " autonomes " soient " exercées sous l'autorité de l'employeur, par les médecins du travail ". Pour les syndicats, cette mesure n'est ni plus ni moins qu'une mise sous tutelle des médecins du travail. Henri Forest, de la CFDT, critique " une totale confusion entre ce qui relève de la responsabilité managériale et l'organisation des SST "

" Le gouvernement répond ainsi aux seuls désirs du Medef d'asseoir plus fortement son pouvoir de contrôler ces acteurs dont il se méfie ", explique la CFE-CGC. Pour le SNPST, cet amendement renverse la logique de la loi de 1946 sur la médecine du travail, " qui donnait une entière indépendance aux médecins dans leurs missions et confiait aux employeurs l'organisation et le financement ". Dans un communiqué, repris par l'opposition au cours du débat parlementaire, les associations représentant respectivement les accidentés du travail et les victimes de l'amiante, la Fnath-Association des accidentés de la vie et l'Andeva1 , blâment le gouvernement qui " s'apprête à confier les clés du poulailler au renard ". Les condamnations sont unanimes.

Au ministère du Travail, on se défend de vouloir s'attaquer à l'indépendance de ces professionnels : " Le médecin du travail est un salarié protégé, jure-t-on dans l'entourage immédiat d'Eric Woerth. Les textes relatifs aux missions du médecin du travail précisant son rôle exclusivement préventif ne sont pas modifiés. Ce qui est nouveau, c'est que les missions des services de santé au travail sont désormais définies. "

Gestion paritaire

Les députés de l'opposition ne l'ont pas entendu de cette oreille et ont ferraillé contre cette disposition, qui a fini pas être amendée. Dans la version votée le 15 septembre, les missions des services autonomes ne sont ainsi plus exercées sous l'autorité de l'employeur, mais " par les médecins du travail, en lien avec les employeurs ". Mais la cristallisation des débats sur ce point a occulté d'autres changements importants, en particulier pour les services de santé au travail interentreprises. Ainsi, un amendement modifie la gouvernance de ces services, en mettant fin à la gestion exclusivement patronale au profit d'une gestion paritaire, demandée par les syndicats depuis des années. Sauf que le pouvoir restera bien entre les mains des représentants des employeurs, qui continueront d'assurer la présidence des SST et bénéficieront d'une voix prépondérante.

Une autre disposition, plus discrète, risque de modifier en profondeur le fonctionnement des services interentreprises. L'article L. 4622-7-4 du Code du travail prévoit à présent que ledit service " élabore, au sein d'une commission de projet, le projet pluriannuel définissant les priorités d'action du service ". Couplée avec la définition du rôle et des missions du SST, inscrite à l'article L. 4622-1-1, cette orientation inquiète les professionnels et leurs organisations. " Nous allons être pris dans un piège, redoute un médecin du travail. Dans un système où l'employeur garde le pouvoir sur les services de santé au travail, les actions menées vont être assujetties au bon vouloir de la partie patronale. Que va-t-il se passer, par exemple, quand dans les commissions de projet, désormais dirigées par les employeurs, les objectifs des professionnels de santé et ceux de la direction divergeront ? Le sujet est d'autant plus inquiétant que la définition faite des missions des services de santé s'assimile davantage à une gestion des risques qu'à une évaluation des dangers pour la santé. "

La mise en garde du Conseil de l'ordre

Le Conseil national de l'ordre des médecins (Cnom), inquiété par les échos de projet de réforme de la médecine du travail, avait émis des préconisations à l'intention du gouvernement. C'était au mois de juin, bien avant que la réforme des retraites ne serve de fenêtre de tir pour procéder à des changements. Mais certaines de ces préconisations restent d'actualité. Ainsi, la sollicitation des médecins généralistes pour compenser la pénurie de médecins du travail doit obéir à des règles. Le Cnom précise que les visites médicales et examens cliniques ne doivent pas être " déconnectés d'une connaissance du milieu de travail " et suggère que les médecins généralistes puissent exercer des vacations au sein même des services de santé au travail. Mais le point le plus important a trait à l'indépendance des médecins, " qui ne doit pas être altérée par de nouvelles règles de gouvernance. Il ne peut appartenir au directeur de service de santé au travail de définir de son propre chef les orientations et objectifs médicaux. Le directeur doit se centrer sur un rôle de coordination et d'organisation du travail, indispensable au bon fonctionnement du service, et doit être le facilitateur des missions que la loi confie aux médecins ".

A l'issue du vote du 15 septembre à l'Assemblée nationale, l'Ordre des médecins a marqué son opposition au texte, estimant qu'il " ne répond pas aux attentes des salariés, qui doivent bénéficier d'une prise en charge globale de leur santé ", ni " aux nécessités de l'exercice des médecins du travail dans le respect de leur indépendance technique ".

La suite appartient maintenant aux sénateurs, qui vont examiner ce texte. On peut parier que, passé l'effet de surprise, la bataille sera chaude et qu'une troisième manche sera tout aussi déterminante avec la rédaction des décrets d'application.

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    Andeva : Association nationale de défense des victimes de l'amiante.