Un regard en prise avec l’humanité du travail
Documentariste, Eric Guéret se distingue par l’attention portée dans ses films à celles et ceux qui travaillent, en s’effaçant au profit de leur parole, de leurs actions. Ce qui lui a permis de rendre compte de la crise que traversent de nombreux métiers.
Aux urgences, deux internes referment d’une main tremblante une plaie béante sur la jambe d’un patient. Au sein d’un Ehpad, une aide-soignante, vêtue d’une combinaison intégrale et d’un masque, s’occupe d’un résident pendant la crise du Covid. Dans une aciérie, des ouvriers se mobilisent pour surseoir à la fermeture de leur usine. Avant de monter sur son tracteur, un agriculteur enfile des gants pour « empogner » le bidon de produits chimiques qu’il va épandre sur ses cultures.
De Premières urgences à La mort est dans le pré, en passant par Vieillir enfermés et Le feu sacré, et bien d’autres documentaires, le réalisateur Eric Guéret trace depuis trente ans un sillon singulier dans le paysage médiatique : « Les femmes et les hommes au travail, il n’y a rien de plus beau à filmer. Même s’il est pénible, même s’il abîme la santé et tue, il y a autre chose dans le travail, qui nous définit. C’est ce que j’essaie de saisir, notamment en m’intéressant aux luttes sociales. »
Tout commence à Canton, en Chine, dans une usine de fabrication d’automobiles Peugeot. Jeune diplômé de l’école Louis-Lumière, où il a suivi une formation de chef opérateur, Eric Guéret filme pendant trois mois le quotidien des travailleurs, montrant le fonctionnement social de cette microsociété, régentée par les autorités communistes. Dans Les enfants du parti, tourné en 1992, il expérimente ce qui va devenir sa signature : le documentaire en immersion, au plus proche des gens, auxquels il accorde son temps et son attention. « Eric a une patience infinie, décrit Paul François, un des quatre agriculteurs victimes des pesticides qui témoignent dans La mort est dans le pré. Il a su capter les moments où j’ai exprimé ce que je voulais avec mes tripes. On ne ressent pas que c’est son gagne-pain, il n’y a aucune pression, comme si lui-même n’avait pas de contraintes économiques. »
Une œuvre profonde et engagée
Cette approche des sujets dits « de société » par l’intime donne une résonance particulière à l’œuvre du réalisateur, profonde, humaine et engagée : « Mes films remplissent la mission que je leur donne : être utiles et répondre aux questions que je me pose. » Lesquelles ne manquent pas de surgir dans le capharnaüm de l’actualité, hôpital au bord de l’asphyxie, conditions de vie dans les maisons de retraite, usines en perdition, malbouffe, cauchemar du nucléaire… Autant de thèmes qu’il défriche avec un esprit novice, en suivant quelques « personnages » emblématiques, repartant à chaque fois de zéro pour « un voyage toujours très riche ».
En 2018, alors que l’usine Ascoval de Saint-Saulve (Nord) est au bord de la liquidation judiciaire, Eric Guéret décide de s’y rendre, avec l’intention de raconter comment des salariés, touchés par un plan social à 50 ans, recommencent leur vie. « Je pensais que les ouvriers de cette fonderie, au métier difficile, allaient au boulot à reculons. Mais non, ils ont un amour pour leur travail. Et s’ils pleuraient, ce n’était pas de perdre leur emploi mais leur statut d’aciériste et leur collectif fraternel. »
Au gré des rebondissements dans la recherche d’un repreneur, de la mobilisation des quelque 300 salariés, le projet s’est mué en thriller politico-financier. « En venant une à deux fois par semaine, Eric s’est imprégné du travail comme du business, ce qui rend ses deux documentaires1
très authentiques, relate Cédric Orban, le directeur général de l’époque. Ses convictions ne l’empêchent pas d’être juste. Et il faut lui reconnaître une capacité extraordinaire à se faire oublier quand il tourne. »
Paul François, auquel le réalisateur a consacré un deuxième film, en 2020, pour chroniquer la conversion de son exploitation au bio et son combat judiciaire contre le géant des pesticides Monsanto, souligne aussi sa grande culture, qui lui permet de se fondre dans tous les milieux : « Il en connaît plus sur les difficultés des travailleurs et leur santé que beaucoup. Cela donne une grande pertinence à ses films. »
La dérive inexorable du monde du travail
A travers son objectif, Eric Guéret a perçu la dérive inexorable du monde du travail. Ce qui le frappe aujourd’hui, c’est le burn-out généralisé : « Les salariés donnent tout à leur boulot et ressentent mal de ne pouvoir le faire correctement. C’est le cas des aides-soignantes dans les Ehpad. Elles n’ont pas le temps de faire du soin empathique. Il y a une désespérance du personnel, contraint à une sorte de maltraitance par manque de moyens. » Et ce qui l’inquiète, c’est que les pouvoirs publics mettent des « coups de massue » dans les services publics qui se paupérisent, « au lieu de les consolider ».
Pour autant, le réalisateur ne se voit pas comme un militant, même s’il aime filmer les campagnes antinucléaires de Greenpeace2
ou les syndicalistes CGT au front dans les conflits sociaux3
. Il se dit heureux que La mort est dans le pré ait connu une « belle carrière » avec plus de 500 projections-débats et que ce docu ait participé à une prise de conscience du secteur agricole concernant le lien entre utilisation de produits phytosanitaires et santé : « En tant que documentariste, j’assume ma subjectivité, je porte un point de vue. L’objectivité, je la laisse aux journalistes. » Sa mise en scène du réel se passe en effet de commentaires explicatifs. Elle repose sur les paroles de « personnages » qui font intrigue : « Je fais confiance au spectateur. A lui de mettre en route son imaginaire et ses capacités narratives… » On lui en sait gré.
Petite filmographie sélective :
Les enfants du parti (1993).
Histoires de profs, avec Olivier Sadock et Loïc Jourdain (1998).
La mort est dans le pré (2012).
La santé en France, en collaboration avec Hugues Nancy (2015). La vie est dans le pré (2020).
Premières urgences (2021).
Pronostic vital (2022).