
Rénover la culture managériale par le dialogue professionnel

Verticalité du management, faible autonomie des salariés et manque de reconnaissance ...Mathieu Detchessahar, professeur des universités, revient sur les constats d'un rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) rendu public en mars 2025. Son cheval de bataille : l'instauration d'un "dialogue professionnel" dans les entreprises.
Quels peuvent être les effets des pratiques de management sur la santé des salariés ?
Mathieu Detchessahar : Les deux grands modèles permettant d’analyser les sources de mal-être au travail montrent que l’autonomie, la participation et la reconnaissance sont des modérateurs très importants de stress et de tensions au travail. Dès 1979, le psychosociologue Robert Karasek1 a établi que le stress découle d’une combinaison entre les exigences psychologiques du poste et le niveau de latitude décisionnelle laissée au salarié. Johannes Siegrist2 , a montré en 1997 qu’un déséquilibre entre les efforts fournis par les salariés et les récompenses perçues (salaire, estime de soi, sécurité de l’emploi, perspectives de carrière) est à la source d’un sentiment d’injustice, qui génère du stress chronique.
C’est tout particulièrement vrai dans le contexte d’intensification du travail que nous connaissons depuis plus de 20 ans : les travailleurs ont besoin de marges de manœuvre pour s’approprier leur charge de travail et non la subir. La reconnaissance leur est aussi nécessaire pour donner de la visibilité à leurs efforts et à l’utilité de leur travail.
Le rapport de l'Igas met également en cause la formation académique des managers français. Qu’en pensez-vous ?
M. D. : Je parlerais plutôt d’un modèle français de construction des élites managériales, qui passe par la surdiplômation et laisse très peu de place aux carrières ascensionnelles de cadres venus des opérations. En Allemagne ou en Suisse, il est courant de voir des personnes ayant une formation technique et un apprentissage opérationnel du métier accéder à des fonctions managériales de haut niveau. Ils peuvent ainsi sensibiliser les instances de direction aux conditions réelles d’effectuation du travail. Cela permet de réduire le risque de divorce entre l’élite managériale et la base opérationnelle.
En France, j’entends régulièrement dire que les organisations ne sont pas conçues pour permettre aux gens de travailler mais pour leur mettre des bâtons dans les roues : au lieu d’être aidantes, elles seraient empêchantes ! Et en effet, quand elles sont conçues par des personnes éloignées topographiquement et cognitivement du terrain, cela peut arriver...
Vous plaidez pour l'instauration d'un droit au dialogue professionnel, et cela figure aussi parmi les recommandations formulées par la mission de l’Igas. De quoi s’agit-il concrètement ?
M. D. : Le « dialogue professionnel », c’est la possibilité donnée à chacun d’entrer en discussion avec ses collègues et ses chefs sur les conditions quotidiennes de réalisation du travail. Ouvrir de tels espaces de dialogue permettrait de rompre avec le monopole concédé par le droit du travail à la direction des entreprises : les équipes opérationnelles et le management ont aussi leur mot à dire sur l’organisation de leur travail. Ce dialogue professionnel est à la fois différent et complémentaire du dialogue social : il peut traiter des conditions de travail, mais sous l’angle de la performance et de la qualité du travail.
Doit-il être formalisé ?
M. D. : Cela me semble essentiel. Il faut sortir de l’idée que le dialogue professionnel peut être laissé à l’informalité de la machine à café. Si on veut que ce dialogue soit de qualité, qu’il en découle des choses intéressantes pour les salariés et pour l’entreprise, il doit être organisé, soutenu par des dispositifs et des outils. Comme le dialogue social, le dialogue professionnel doit avoir ses arènes et ses règles du jeu ! La Convention collective de la branche métallurgie est le premier texte juridique qui, dès 2022, a défini le dialogue professionnel comme étant différent et complémentaire du dialogue social. En 2023, les Assises du travail ont conclu à la nécessité de généraliser le dialogue professionnel et de l’articuler avec le dialogue social. Début 2025, la CFDT a publié un document revendicatif, « Le travail que nous voulons » : le dialogue professionnel y est présenté comme une composante essentielle de la démocratie au travail, avec l’ambition d’agir sur son organisation et sur son contenu. Ces documents traduisent une demande qui émane aussi bien du patronat que des syndicats de salariés.
Quels enseignements les entreprises françaises peuvent-elles retenir des pratiques managériales venues d’autres pays européens ?
M. D. : Les pays où le management est plus participatif et les conditions de travail meilleures sont, comme par hasard, ceux qui vivent sous un régime de co-détermination davantage développé que le nôtre. Par exemple, en Allemagne et dans les pays du Nord, les salariés sont représentés à parité avec les actionnaires dans les conseils d’administration des entreprises de plus de 2 000 salariés.
En France, cela fait plus de 60 ans que l’on parle du modèle de co-détermination allemand : les rapport Bloch-Lainé (1963), Sudreau (1975), et Gallois (2012) l’ont posé en exemple. Pourtant, il a fallu attendre 2019 et la loi Pacte pour que le nombre de représentants des salariés dans les Conseils d’administration soit porté d’un à deux, dans la limite d’un quart des membres. Nous sommes encore loin du compte…
- 1Robert Karasek, professeur de psychosociologie à Boston (Etats-Unis), est à l’origine d’un modèle d’analyse du stress au travail, le modèle « demande/contrôle ».
- 2Johannes Siegrist est un sociologue suisse qui a montré que les situations de travail impliquant beaucoup d’effort et générant peu de reconnaissances en retour étaient à l'origine d'importants risques psychosociaux.
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Pour en savoir plus
Mathieu Detchessahar a publié en 2024 « L’entreprise délibérée, refonder le management par le dialogue », aux éditions Nouvelle Cité (240p.).
"Pratiques managériales dans les entreprises et politiques sociales en France : les enseignements d’une comparaison internationale (Allemagne, Irlande, Italie, Suède) et de la recherche", par Fabienne Bartoli, Thierry Dieuleveux, Mikael Hautchamp et Frédéric Laloue (Igas)