© Chloé Vollmer-Lo
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Restauration : la violence à toutes les sauces

par Corinne Renou-Nativel / 24 juin 2025

Exploitation, humiliations, brimades, atteintes physiques : en cuisine, des dérives systémiques et un mépris du Code du travail exposent les salariés à un continuum de violences, dénonce Nora Bouazzouni dans une enquête parue chez Stock. 

Deux-cent mille postes vacants. Le chiffre est aussi édifiant qu’explicite sur les conditions de travail dans l’hôtellerie, les cafés et la restauration (HCR). Selon la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), ce secteur compte parmi les plus pénibles, avec une large panoplie d’expositions : températures extrêmes des fourneaux aux chambres froides, bruit, objets tranchants, produits chimiques de nettoyage, gestes répétitifs, port de charges lourdes, posture debout, horaires décalés, etc.

En termes de risques psychosociaux, le stress y est la norme : « La pression est énorme pendant les deux ou trois heures de service, avec une productivité rigoureuse pour éviter tout retard qu’engendre une cuisson ou un dressage ratés », explique la journaliste Nora Bouazzouni, autrice de Violences en cuisine. Une omerta à la française, paru en mai, chez Stock. 

La convention collective du secteur prévoit certaines dérogations au Code du travail notamment sur la majoration des heures supplémentaires, sur la rémunération des jours fériés travaillés et sur l'obligation de jours de repos consécutifs. « Comme dans le BTP, beaucoup de patrons ne respectent pas la loi, poursuit la journaliste. Ces deux secteurs sont dans le viseur de l’inspection du travail pour leur pénibilité, leurs accidents et le travail dissimulé. »

Insultes, coups de pieds, dévalorisation...

Dans un tel contexte, les premières violences relevées par  Nora Bouazzouni au fil de quatre ans d’enquête sont économiques : « Le non-paiement des heures supplémentaires est largement pratiqué avec des contrats de 39 heures, mais des semaines de 50, 60 voire 80 heures. Socle d’un continuum de violences, le fait de ne pas reconnaître la valeur du travail d’une personne ouvre la porte à sa déshumanisation avec ses corollaires que sont l’exploitation, les humiliations, les brimades, les violences psychologiques et physiques. » Au fil des 50 témoignages rapportés dans cet ouvrage surgissent insultes, casseroles lancées au visage, brûlures volontaires, coups de pied et de poing, blessures par fourchette ou couteau, harcèlement punitif, violences sexuelles, viols…

Pour Nora Bouazzouni, les mécanismes mis en évidence par le collectif #NousToutes sur les violences conjugales sont également à l’œuvre dans les cuisines : isolement, dévalorisation, inversion de la culpabilité, instauration de la peur, impunité. Elle y ajoute l’impuissance. Dès la formation d’élèves mineurs, la violence est banalisée. Elle serait le prix à payer pour l’excellence de la cuisine française. Si elles ne sont heureusement pas systématiques, les violences sont à l’évidence systémiques : ce milieu patriarcal extrêmement hiérarchisé (« Oui, chef ! ») est fait de très petites entreprises où les salariés n’ont, la plupart du temps, pas de tiers de confiance pour évoquer les violences subies. 

« Les patrons peuvent briser des carrières »

Parce qu’on peut pointer et se remettre au travail juste après, les badgeuses ne protègent pas des horaires à rallonge. Et ces derniers rendent quasiment impossible le recours aux prud’hommes, qui nécessite temps et énergie. « Les menaces, le chantage et le blacklistage dissuadent les employés des micro-milieux de la pâtisserie haut-de-gamme, des palaces parisiens et des restaurants gastronomiques, dont les patrons peuvent briser des carrières », rapporte Nora Bouazzouni. 
Dans son livre-enquête, la journaliste propose des pistes pour mettre un terme à ces violences, parmi lesquelles un renforcement de l’inspection et de la médecine du travail, une formation au management, au-delà du seul apprentissage de la cuisine, mais aussi la création de collectifs. En ce sens, l’association Bondir.e propose aux écoles de cuisine des actions de prévention et de sensibilisation. Pour faire bouger les lignes, conclut Nora Bouazzouni, « j’appelle à la création d’une commission d’enquête parlementaire » sur le modèle de celle qui a été menée dans le milieu de la culture.

 
 

Violences en cuisine