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Ce « retour à l’anormal » qui désespère les soignants

par Joëlle Maraschin / 16 octobre 2020

Des collectifs de soignants et de patients, des chercheurs se sont réunis afin de repenser la gouvernance de l’hôpital en partant du travail et des capacités d’auto-organisation déployées pendant l’épidémie. Mais la persistance de conditions de travail dégradées a embolisé la réflexion.

Le samedi 10 octobre dernier, plusieurs collectifs hospitaliers, mais aussi des chercheurs, des économistes et des associations de patients se sont retrouvés à Montreuil (Seine-Saint-Denis), dans le cadre d’un « atelier de travail et de réflexion démocratique et populaire pour la refondation du service public hospitalier ». L’un de leurs objectifs était de remettre en discussion les expériences d’autonomie vécues par certains professionnels lors de la première vague épidémique de Covid-19. Comme Santé & Travail en a rendu compte, des équipes hospitalières, libérées un temps du carcan administratif et des impératifs gestionnaires, ont pu alors, ici ou là, s’auto-organiser et retrouver des marges de manœuvre pour assurer la prise en charge des malades. Une parenthèse brutalement refermée depuis, mais sur laquelle les organisateurs de l’atelier souhaitaient s’appuyer pour repenser la gouvernance des hôpitaux.

Une administration qui ne lâche rien

Les échanges de samedi ont néanmoins davantage témoigné du caractère fragile et limité de ces expériences d’autonomie, laissant place à l’expression d’un véritable désarroi, voire d’une colère, face à ce qui est souvent qualifié de « retour à l’anormal ». Les médecins réanimateurs, en première ligne pour la prise en charge des malades graves, n’ont pas caché leur amertume. Stéphane Dauger, chef du service de réanimation pédiatrique à l’hôpital parisien Robert-Debré et membre du collectif inter-hôpitaux (CIH), a ainsi raconté comment son équipe s’était organisée pour venir en renfort de la réanimation pour adultes, débordée. « Nous sortions de l’épidémie de bronchiolite, nous avons décidé nous-mêmes d’accueillir des patients adultes puisque nous avions des lits disponibles », relate-t-il. Mais l’administration, qui dans un premier temps avait suivi cette initiative, a décidé du jour au lendemain d’y mettre fin. Les malades ont été transférés dans d’autres hôpitaux. « Une personne âgée est décédé six heures après son transfert », déplore le médecin réanimateur.

L’action des ARS contestée

De son côté, Philippe Bizouarn, anesthésiste-réanimateur au CHU de Nantes, a mal vécu l’absence de dialogue entre la direction et les praticiens de son service. « Nous pouvions certes nous organiser pour les gardes mais nous n’avions pas du tout la main sur l’organisation de notre travail et du service », regrette-t-il. Dans son établissement, les décisions ont été prises par l’Agence régionale de santé (ARS), en lien avec une cellule de crise installée par la direction de l’hôpital.
De l’avis des soignants présents, les ARS ont représenté un obstacle au déploiement des intelligences collectives plutôt qu’une ressource. Des médecins de ville, comme Frédérick Stambach, généraliste à Ambazac (Haute-Vienne), ont installé des centres ambulatoires de prise en charge du Covid-19 pour soulager les hôpitaux sous tension au plus fort de la première vague. Une initiative que l’ARS a tenté d’empêcher par des préconisations limitantes, comme le rappelle le généraliste.
Certains hôpitaux psychiatriques, comme le centre hospitalier Les Murets dans le Val-de-Marne, ont traversé la crise sans difficulté majeure, en s’appuyant sur leurs instances participatives d’échanges entre patients et soignants, mises en place depuis des années. « Durant la crise, nous n’avons jamais été confrontés à de telles centralisation des décisions et prise de pouvoir de l’administration », observe Blandine Barut, chef de pôle d’une unité psychiatrique en milieu carcéral de l’hôpital Montperrin à Aix-en-Provence.

La machine gestionnaire étend son emprise

Mais, dans ce secteur, on s’inquiète de la réforme à venir du financement de la psychiatrie. Ce dernier devrait être calqué sur la tarification à l’activité (T2A) des hôpitaux, un système comptable décrié pour ses dérives en matière de prise en charge des patients. Les travailleurs sociaux du « Collectif de la pédopsy du 19e en lutte », regroupant des soignants parisiens en psychiatrie, ont témoigné de leur action de résistance. Ils ont lancé au mois d’avril une « grève des actes et des données », afin de bloquer la machine gestionnaire : « Ce recueil de données par l’intermédiaire de logiciels de quantification sert un système de gouvernance par les chiffres, explique Gilles, éducateur spécialisé. Ces logiciels nous amènent à penser combien ça coûte plutôt que comment on soigne ».
Lors des discussions, alors que les personnels épuisés se préparent à revivre des situations éprouvantes à l’hôpital, les récits d’expériences de reprise en main du travail ont eu du mal à s’imposer. Les participants ont cependant repris rendez-vous pour janvier prochain. Une nouvelle occasion de mettre en débat les conditions de travail avec les chercheurs en sciences sociales et les patients.