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La retraite : un problème de durée de cotisation… ou de travail ?

par Catherine Delgoulet, ergonome Corinne Gaudart, ergonome Annie Jolivet, économiste, Serge Volkoff, statisticien et ergonome / 03 mars 2023

Le projet de réforme des retraites présente de nombreux écueils, en matière de santé et d’inégalités sociales, pointés dans le débat public et qui renvoient tous à une question fondamentale : à quelles conditions le travail peut-il être rendu plus soutenable ?

Beaucoup de choses ont été dites, et surtout beaucoup ont été discutées dans les médias ou dans la rue, au sujet du projet de réforme des retraites en cours d’examen au Parlement. Outre les débats sur les chiffres et leur interprétation – à l’exemple des discussions autour des projections du Conseil d’orientation des retraites (Cor) – ou ceux sur les intentions qui poussent le gouvernement à légiférer – s’agit-il de sauver le système par répartition ou seulement de réduire les dépenses publiques et d’augmenter le volume de main-d’œuvre disponible ? –, c’est le travail qui s’invite dans les échanges de manière massive et quelque peu inhabituelle.

Se pencher sur le travail

C’est probablement un des premiers faits marquants concernant ce projet de réforme : au-delà des changements paramétriques annoncés (recul de l’âge légal de départ de deux ans, assouplissement de certains critères de pénibilité, revalorisation de certaines « petites retraites », etc.), chacun est amené à se pencher sur son travail, celui des autres, et leurs conditions de réalisation. De nombreux articles de presse ou tribunes bien documentés, s’appuyant sur l’enquête nationale Conditions de travail ou celle menée à l’échelle européenne, ont ainsi souligné les éléments suivants :
– les difficultés rencontrées par une partie des plus âgés pour tenir actuellement dans leur travail jusqu’à l’âge d’ouverture des droits à la retraite (62 ans), qui risquent de s’accroître si cet âge est reporté de deux ans, du fait des pénibilités objectivables du travail et de conditions de travail mal vécues, du fléchissement sensible des embauches et du plus faible accès aux apprentissages en situation de travail ou en formation en fin de carrière, des difficultés de santé, en lien ou pas avec le travail, dont la probabilité augmente avec l’âge ;
– un renforcement des inégalités sociales et de santé existantes, entre catégories socioprofessionnelles (ouvriers et employés sont défavorisés), pour certains métiers (les salariés de la « deuxième ligne » par exemple), entre les hommes et les femmes (au détriment des dernières, dont les parcours sont plus souvent hachés et incomplets), pour les travailleurs les plus pauvres et précaires (plus nombreux à n’être ni en emploi ni en retraite en fin de carrière) ;
– le bénéfice relatif d’un ajustement des critères actuels de prise en compte de la pénibilité du travail, l’abaissement prévu de certains seuils pouvant contribuer à banaliser les expositions aux contraintes – et leurs effets pourtant avérés sur la santé – et à médicaliser la prévention de la pénibilité du travail par la reconnaissance d’une incapacité ;
– l’absence, dans ce contexte, d’obligations renforcées pour les entreprises en matière de prévention des risques professionnels et de construction de parcours de travail en santé et en compétences ;
– le caractère protecteur de la retraite, qui prévient ou retarde l’apparition de certaines incapacités et des situations de dépendance, enjeu de santé publique majeur ;
– la contribution des retraités valides à la cohésion sociale, par leur engagement dans le secteur associatif et caritatif (bénévolat) ou le soutien familial et les solidarités intergénérationnelles (enfants, petits-enfants, voisinage, etc.) qu’ils assurent.

Signaux préoccupants

Au-delà de ces faits majeurs, les contributions au débat public ont également pointé d’autres signaux potentiellement préoccupants. Des populations que l’on pensait peu concernées par un recul de l’âge légal de départ en retraite sont en fait moins à l’abri. Selon une enquête de l’Association pour l’emploi des cadres (Apec) de 2021, parmi les 100 000 cadres seniors inscrits à Pôle Emploi, 80 % sont entrés au chômage par décision de l’employeur et 9 % perçoivent les aides sociales, comme le RSA. Ce sont aussi les témoignages de personnes jeunes, inquiètes du devenir de la retraite et de devoir « s’asseoir dessus », tout en ressentant déjà les conséquences de leur travail dans leurs corps meurtris.
En écho à ces données maintenant connues, de nombreux manifestants déclarent : « On ne tiendra pas. » Des mots prononcés par des cinquantenaires, mais aussi des quarantenaires, des trentenaires, parfois des plus jeunes. Une phrase répétée par des aides-soignantes, des enseignants, des ouvriers du nettoyage, mais aussi par des ingénieurs, des cadres, des professions libérales. Si ces derniers reconnaissent qu’ils ne sont pas soumis aux mêmes exigences physiques que les premiers, ils soulignent toutefois qu’ils sont soumis à d’autres pénibilités : la pression, la relation aux clients, au travail qui déborde, aux contraintes de différentes natures qui se cumulent et constituent d’autres formes de pénibilité.

Apprendre et transmettre

La retraite est en fait en prise directe avec des questions de travail à tous les âges de la vie et pour de très nombreux métiers. La question à laquelle nous devons répondre collectivement est la suivante : une vie professionnelle en bonne santé est-elle incompatible avec les exigences de performance et de qualité ? Apprendre et transmettre pour les nouveaux (jeunes ou moins jeunes) et les expérimentés (qui ne sont pas tous des seniors), n’est-ce pas la réponse aux enjeux de fidélisation aujourd’hui cruciaux pour de nombreuses entreprises ? Travailler selon les compétences de chacun et autrement que dans des rythmes effrénés, n’est-ce pas indispensable pour « faire équipe », trouver des solutions au travail de plus en plus complexe et faire de la qualité ? Prendre le temps de réfléchir collectivement aux pratiques professionnelles qui contiennent des savoir-faire de prévention, est-ce du temps perdu ?
La réponse est non. Cela implique toutefois de concevoir autrement la santé au travail. Pas uniquement comme l’absence de maladies, mais aussi comme la possibilité de développer ses compétences et de les faire reconnaître à tous les âges de la vie. Cela nécessiterait de renforcer la démocratie en entreprise et de décloisonner les missions de différents acteurs pour les faire travailler ensemble, en amont des problèmes : ressources humaines, production, professionnels de santé au travail, encadrement de proximité, élus du personnel. Cela revient aussi à questionner la pertinence de la politique du changement permanent, dont le rythme – qu’elle finit par s’imposer à elle-même, parce que « c’est inéluctable » – place chacun et chacune en situation d’apprentissage continuel.

Priorité à la soutenabilité

Quel est l’intérêt réel d’un modèle rapide de mobilité, qui réclame de faire la preuve que l’on sait changer et s’adapter en un temps record ? L’intensification qui en découle laisse sur le carreau des nouveaux, qui n’ont plus les moyens de se former, des expérimentés, dont le travail se trouve disloqué, des « seniors », qui voient leurs compétences jugées obsolètes, ou encore des personnes rendues inaptes au travail par le travail. Le travail soutenable crée de la valeur. Le mettre en chantier prend du temps et les effets collectifs ne se verront que sur le temps long ; il s’arrange mal du temps électoral qui n’échappe pas, lui-même, à l’intensification. Pourtant, ce chantier est nécessaire pour débattre des retraites autrement et, surtout, plus tard. A rebours de l'orientation actuelle, c'est la question de la soutenabilité du travail qu'on devrait juger prioritaire. Et remettre celle du financement des pensions à sa juste place : la deuxième.