Bernard Stiegler (à g.), Thomas Coutrot (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Bernard Stiegler (à g.), Thomas Coutrot (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Révolution numérique : quels emplois, à quelles conditions ?

par François Desriaux / avril 2017

Les robots et l'intelligence artificielle sonnent-ils la fin du travail ou sa transformation profonde ? Pour le meilleur ou pour le pire ? Bernard Stiegler, philosophe, et Thomas Coutrot, économiste, échangent leurs arguments et leurs visions du monde d'après.

L'histoire économique montre qu'au cours des deux derniers siècles, l'emploi, hors périodes de crise majeure, a continué à augmenter au fil des révolutions technologiques. Qu'en sera-t-il avec le développement de la robotisation et de l'intelligence artificielle ?

Bernard Stiegler : Ce devenir - qui ne concerne pas que les robots mais aussi les algorithmes, les objets autonomes, la data economy, etc. - rompt en effet avec les deux grandes vagues d'automatisation qui ont précédé : le machinisme industriel du XIXe siècle, puis le taylorisme. Ces deux premières vagues produisaient du salaire, appelé ensuite emploi dans la macroéconomie dite de la croissance. Mais ces emplois ont été si prolétarisés qu'ils peuvent être désormais remplacés par des robots1 . C'est pourquoi la question est à présent de valoriser le travail, en le distinguant structurellement et fonctionnellement de l'emploi. Il y a du travail hors emploi, comme l'ont montré Corsani et Lazzarato dans le cas des intermittents2 , et de l'emploi sans travail, ce qui est le cas de tous ces emplois prolétarisés qui touchent à présent toutes les activités. Ceux-ci sont voués à décliner massivement. Il faut donc mettre en place un dispositif macroéconomique de redistribution des revenus qui ne soit plus fondé sur l'emploi.

Thomas Coutrot : Je crois qu'il y a confusion. Les intermittents ont certes du travail, mais aussi un statut d'emploi, précisément celui d'intermittent, qui leur garantit des droits sociaux et salariaux. Ce sont les bullshit jobs ["boulots de merde", en français, NDLR] prolétarisés qui n'ont que du travail et pas d'emploi. L'enjeu est aujourd'hui de définir des droits afférents à ces nouvelles formes de travail, donc de les transformer en emplois. Par ailleurs, la révolution informatique a commencé depuis déjà quarante ans, et si la productivité n'a cessé de ralentir, il n'y a aucune corrélation mécanique entre révolution technologique et disparition du travail.

Peut-on espérer un progrès "automatique" du côté des conditions de travail ?

T. C. : Les récentes décennies nous montrent le contraire : non seulement la pénibilité physique n'a que peu reculé, mais les facteurs psychosociaux de risque ont explosé. Certes, les accidents du travail ont diminué grâce à l'amélioration de la prévention dans le BTP et des normes de sécurité sur les machines. Mais le travail s'est intensifié sous la pression des marchés financiers. Du coup, les charges à porter sont moins lourdes, mais il faut aller plus vite, et la pénibilité demeure. Finalement, les exigences de rentabilité et de réduction des coûts obligent au mal-travail, et font perdre son sens et sa qualité à l'activité du travailleur. Le début de "démondialisation" auquel nous assistons ne semble pas se traduire par un relâchement de la pression actionnariale, bien au contraire. Il ne sera possible de reprendre la main sur le travail qu'en modifiant fortement la gouvernance des entreprises dans le sens d'un contrôle accru des parties prenantes, de façon à orienter l'entreprise vers le bien commun.

B. S. : On peut craindre une dégradation des conditions de l'emploi par l'automatisation. Mais la question est avant tout de requalifier ce que l'on appelle le travail et de le distinguer de l'emploi. Dans l'emploi aujourd'hui, le travailleur est souvent dépossédé de son savoir-faire au profit d'une procédure qu'il doit suivre, d'un logiciel qui le pilote... Jusqu'à l'automatisation complète de son poste. A l'inverse, le travail permet au travailleur d'enrichir sans cesse sa tâche, d'exercer son savoir-faire en apportant continuellement du neuf à la société, en créant de la valeur. Il n'est pas automatisable parce qu'il consiste au contraire à désautomatiser les routines. Par analogie avec les lois de la thermodynamique, nous pouvons dire que l'automatisation génère de l'entropie, tandis que le travail génère de la néguentropie. L'entropie pose que l'énergie se diffuse et donc se perd de façon irréversible, engendrant désordre et chaos ; la néguentropie, qui caractérise le fonctionnement des organismes vivants, s'oppose à cette tendance universelle. Une véritable économie devrait augmenter la néguentropie. L'actuelle "déséconomie" provoquée par la prolétarisation, au contraire, augmente l'entropie. Revaloriser le travail en deçà et au-delà de l'emploi, c'est revaloriser les savoirs sous toutes leurs formes (vivre, faire, concevoir) et engager une économie récompensant la néguentropie et pénalisant l'entropie. C'est ce que nous expérimentons à Plaine Commune3 , avec un revenu contributif conditionnellement lié à un emploi intermittent, comme c'est le cas pour l'économie du spectacle.

A quelles conditions ces ruptures technologiques de plus en plus rapprochées peuvent-elles s'opérer sans nuire à la cohésion sociale ?

B. S. : A condition d'expérimenter. Il n'est pas vrai que les gains de productivité stagnent - sinon, on ne voit vraiment pas pourquoi des investissements seraient faits dans de nouveaux modes de production. Le problème est que les indicateurs utilisés sont parfaitement obsolètes et ne tiennent compte en rien de l'externalisation des coûts. La complicité sur ce point entre les tenants du néolibéralisme, du social-libéralisme et d'une soi-disant hétérodoxie en économie est calamiteuse, comme le montrait déjà Bruno Trentin à l'égard du fordisme4 . Il faut repenser la macroéconomie et requalifier en profondeur les futurs producteurs de néguentropie, qu'il s'agisse d'habitants, d'administrations, d'institutions publiques, d'associations, etc. L'accélération du changement laisse les pouvoirs publics, les institutions et les administrés totalement démunis. Quant aux acteurs économiques, ils sont en guerre. Tout cela est profondément irrationnel et engendre une immense insolvabilité. Il faut signer des "traités de paix" locaux, négocier une autre logique économique, produire un modèle européen, cesser de mimer la Silicon Valley d'un côté et de dénier les transformations de l'autre. Le revenu contributif est fait pour "recapaciter" les individus et les groupes.

T. C. : L'historien des technologies David Noble a démontré par de multiples études de terrain que les décisions d'investissement dans les robots ne sont fondées sur aucun calcul économique ni de productivité. Il n'y a même pas, en général, d'évaluation a posteriori de l'efficacité de ces investissements. Ceux-ci sont réalisés principalement pour deux raisons : l'espoir de s'affranchir de l'erreur et/ou de la résistance des ouvriers, et la croyance aveugle dans les bienfaits du progrès. Rien d'étonnant, donc, à ce que les gains de productivité ne soient pas au rendez-vous, quelle que soit la façon dont on les mesure.

Bruno Trentin voyait effectivement juste : en désertant la question de l'organisation du travail pour se focaliser sur celle du revenu, la gauche et le syndicalisme ont abandonné toute velléité d'influer sur l'orientation des investissements et des méthodes de travail. On a ainsi laissé carte blanche aux actionnaires pour décider en toute liberté des objectifs et des modalités de la production. Se focaliser sur le revenu au lieu de chercher à conquérir du pouvoir sur l'organisation et les finalités du travail revient à s'enfoncer dans l'ornière dénoncée par Trentin. Comment espérer redonner du pouvoir d'agir aux travailleurs tout en laissant les multinationales concentrer les richesses dans les mains de quelques actionnaires et piller la planète ?

En revanche, je suis tout à fait favorable à ce que Bernard Stiegler appelle le "revenu contributif", afin d'encourager le développement de projets d'intérêt collectif dans le domaine de la transition écologique et de la cohésion sociale. Il est important de multiplier les formes alternatives d'emploi et de travail accompagnées de formes innovantes de reconnaissance monétaire. Mais cela ne nous dispensera pas de la tâche - plus difficile sans doute - de démanteler le pouvoir des groupes multinationaux.

La production de masse et les politiques dites "de qualité" ont bien souvent renforcé la prescription et la standardisation du travail, accusées d'être un frein à la créativité. Cela ne risque-t-il pas d'être pire avec une robotisation accrue ?

T. C. : Le fantasme de l'usine sans ouvriers est ancien, il était déjà formulé au XIXe siècle. Aujourd'hui, c'est le fantasme du laboratoire de recherche sans chercheurs... Il n'y a cependant aucun déterminisme technologique : selon la manière dont ils sont conçus, les robots peuvent réduire les travailleurs au rang de serviteurs ou bien les aider à se concentrer sur la partie la plus intéressante du travail. C'est la question du pouvoir qui est décisive à cet égard : qui décide des formes que prendra l'automatisation ? Les détenteurs du capital, qui continueront à privilégier les formes autoritaires et déshumanisantes, ou bien les travailleurs et les consommateurs-usagers, qui pourraient inventer ensemble des technologies conviviales et économes en ressources ? Il y a urgence pour les syndicats, les associations, les politiques et les intellectuels à repenser ensemble des modèles démocratiques de gouvernance d'entreprise et d'organisation du travail. C'est pour moi la tâche prioritaire, difficile, car la gauche a peu réfléchi sur ces questions. Mais autour de l'"entreprise libérée", ne voit-on pas fleurir des initiatives managériales qui sont plus radicales que n'importe quelle théorie de l'autogestion ? Il y a là un motif certain d'espoir et des opportunités d'alliances nouvelles.

B. S. : Nous sommes en fin de compte plus en accord qu'il n'y paraissait tout d'abord. L'enjeu tourne autour de l'utilisation que l'on fait du temps gagné par l'automatisation. Au service de qui ou de quoi le met-on ? Dans notre expérimentation de Plaine Commune, il s'agit de rémunérer ce temps de façon conditionnelle, c'est-à-dire comme un droit rechargeable, comme chez les intermittents. Le temps gagné par l'automatisation est valorisé en vue d'augmenter les capacités des individus et des groupes à produire des changements sociaux, comportementaux, juridiques, culturels, etc. Il faut sortir du consumérisme, une calamité psychique, mentale, économique, sociale et politique qui conduit au pire. Et il faut requalifier le concept de valeur de fond en comble, en économie comme dans la vie en général. Cela suppose en effet de repenser la technologie elle-même, ce qui est aussi un aspect central du projet de Plaine Commune.

  • 1

    La prolétarisation, au sens employé ici par Bernard Stiegler, est ce qui consiste à priver un sujet (producteur, consommateur, concepteur) de ses savoirs (savoir-faire, savoir-vivre, savoir concevoir et théoriser).

  • 2

    Intermittents et précaires, par Antonella Corsani, économiste, et Maurizio Lazzarato, sociologue, éditions Amsterdam, 2008.

  • 3

    Plaine Commune est une communauté d'agglomération de Seine-Saint-Denis (93).

  • 4

    Bruno Trentin, intellectuel, syndicaliste et homme politique italien, auteur de La cité du travail. Le fordisme et la gauche, Fayard, 2012.