© Penta Springs/ Alamy banque d’images
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Les risques reprotoxiques en procès aux Pays-Bas

par Laurent Vogel, chercheur associé à l’Institut syndical européen (Etui). / octobre 2022

Les ex-ouvrières d’une usine néerlandaise fabriquant du Lycra ont gagné le premier set d’une bataille judiciaire contre leur employeur, la société DuPont. Un pas vers une indemnisation des maladies professionnelles causées par l’exposition à une substance chimique.

Le 7 juillet 2022, le tribunal de Dordrecht, petite ville à une vingtaine de kilomètres de Rotterdam (Pays-Bas), a rendu un jugement très attendu dans le procès intenté par quatorze ouvrières, soutenues par la principale confédération syndicale du pays, la FNV1 , contre leur ancien employeur, la société DuPont. Elles travaillaient dans une usine du géant de la chimie, à Dordrecht, qui fabriquait des fils Lycra et ont été exposées pendant des années à un solvant utilisé dans le processus de production : le diméthylacétamide (DMAc), une substance toxique pour la reproduction.
Ce jugement de première instance, dans une argumentation très développée, établit la responsabilité civile de DuPont concernant les conséquences de l’exposition et représente un premier grand pas vers l’indemnisation des victimes (on compte aussi un homme dans le collectif des « anciennes » de l’usine). Leur santé reproductive a été profondément affectée : problèmes de fertilité, troubles de la menstruation, fausses couches, lésions cérébrales chez certains enfants. Romy Hardon, 63 ans aujourd’hui, la meneuse de ce collectif, a accouché quant à elle d’un bébé mort-né. Elle a été employée dans l’unité Lycra de DuPont, à Dordrecht, de 1977 à 1988.
Ce site de production avait ouvert ses portes en 1964. Le Lycra, un des noms commerciaux de l’élasthanne, fait alors partie de ces symboles de la modernité. Découvert en 1958, il est devenu rapidement l’objet d’une fabrication de masse. Plus résistante que le latex, cette fibre élastique s’est imposée dans différentes branches de la mode : vêtements moulants, maillots de bain, vêtements sportifs, tissus stretch… La publicité le présentait presque comme un outil d’émancipation, partagé égalitairement entre hommes et femmes, permettant de combiner le confort et l’élégance, couvrant les corps d’une sorte de deuxième peau.

Des effets nocifs connus depuis les années 1970

Comme c’est souvent le cas en santé au travail, la dangerosité du procédé de fabrication, et notamment du DMAc, n’était étudiée que par quelques spécialistes. Les effets nocifs de ce solvant volatil, facilement absorbable par voie cutanée et respiratoire, pour les femmes et les hommes en âge de procréer étaient cependant connus. DuPont les mentionne d’ailleurs dans un manuel de sécurité datant des années 1980. D’après Jacob de Boer, professeur en chimie expérimentale et toxicologie à l’université d’Amsterdam, les signaux d’alerte ne manquaient pas : « Le fait qu’autant de femmes, qui travaillaient sans protection au contact du DMAc, se plaignaient de symptômes similaires ne pouvait être le fruit du hasard. »
Romy Hardon, dont le père travaillait aussi dans l’usine – mais dans l’unité produisant du Téflon – et qui est décédé d’un cancer à l’âge de 46 ans, se souvient bien de ses conditions de travail : « Le Lycra devait exhaler. Des équipements de protection ? Non, bien sûr, relate-t-elle. Pourtant, DuPont se présentait comme l’entreprise la plus sûre au monde et c’est ce que nous avons cru : si vous ne mettiez pas votre main sur la rampe de l’escalier, vous receviez un avertissement. Si vous deviez faire des heures supplémentaires, un taxi vous ramenait à la maison. Des prix de la sécurité lui étaient décernés. Et nous étions périodiquement soumis à des tests médicaux. Dont nous ne recevions jamais les résultats. »
En 2004, DuPont arrête la production de Lycra à Dordrecht. L’usine, vendue, ferme deux ans plus tard. Une fois les portes closes, les langues se délient, des femmes partagent les souffrances qu’elles ont traversées. Mais il semble difficile de s’attaquer à la multinationale, qui est à l’époque un des principaux employeurs de la ville, offrant de meilleurs salaires que les autres entreprises, ainsi que des avantages sociaux. Petit à petit, Romy rassemble des « ex-Lycra ». Ce collectif se tourne vers le syndicat FNV pour recevoir un appui. Le bureau des maladies professionnelles de l’organisation lance alors une enquête rétroactive sur les conditions de travail dans l’usine de Dordrecht, afin d’établir un lien de causalité entre l’exposition au DMAc et les différentes pathologies rapportées par les ouvrières.

Un collectif combatif

Dans un premier temps, le collectif a tenté de se faire entendre par le géant de la chimie pour qu’il reconnaisse sa responsabilité et indemnise les victimes. Mais il s’est vu opposer un refus continuel. Car DuPont considère ne rien avoir à se reprocher. Son argument choc ? L’entreprise faisait appliquer à Dordrecht les valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) définies aux Etats-Unis pour le DMAc, alors qu’aucune n’était encore en vigueur aux Pays-Bas.
Las, les « ex-Lycra » ont fini par porter l’affaire devant les tribunaux en 2016. Et le rôle des VLEP a été au cœur du débat judiciaire, aboutissant à la décision de juillet. Rappelons qu’aux Pays-Bas, depuis 1966, il n’existe aucune indemnisation spécifique des risques du travail. Si le salarié veut être indemnisé, il doit passer par une procédure judiciaire en responsabilité civile. Il n’existe donc pas de maladies professionnelles prises en charge par un dispositif particulier. La présomption de causalité entre certaines conditions de travail et certaines pathologies ne peut être invoquée.
La législation a cependant été améliorée en 1997. Une nouvelle disposition du Code civil partage la charge de la preuve : au travailleur de prouver les expositions nocives et leur lien avec des maladies ; à l’employeur de prouver qu’il a mis en place une prévention suffisamment efficace pour protéger son personnel. Il y a donc un certain allègement de la charge de la preuve pour les salariés lorsque la prévention n’a pas été mise en place de façon diligente.

Le vécu des travailleuses reconnu

Dans cette affaire, l’enquête syndicale a joué un rôle décisif. D’un côté, DuPont considérait que l’établissement de VLEP, alors qu’il n’était pas contraint de le faire par la réglementation néerlandaise à l’époque des faits, suffisait à démontrer qu’en tant qu’employeur, il avait respecté ses obligations de prévention. De l’autre, le collectif a emmené le débat sur les conditions réelles de travail. Voilà une stratégie offensive, dont l’issue était incertaine, parce qu’il n’y a pratiquement pas de jurisprudence aux Pays-Bas qui soutienne cette approche, et qui s’est avérée gagnante.
Sur la base de l’enquête syndicale, dont les principales données n’ont pas été contestées par DuPont, le tribunal a jugé que si la VLEP de 10 parties par millions (ppm) a été généralement respectée, il existe suffisamment de preuves que cela n’a pas toujours été le cas. Car les méthodes de mesurage ne permettaient pas de détecter systématiquement un dépassement. Quelques appareils se limitaient à déclencher une alarme à 5 ppm, ou une seconde alarme à 8 ppm, sans que l’on puisse savoir si l’on dépassait ensuite 10 ppm. Et surtout, l’entreprise chimique a été incapable d’expliquer ce qui était fait suite à ces alarmes.
D’autre part, certains appareils de mesure étaient installés… à proximité des systèmes de ventilation. Les expositions cutanées n’étaient pas prises en compte, alors que dans plusieurs départements, les travailleuses manipulaient du Lycra à mains nues. Enfin, 15 % du personnel du service d’emballage déclaraient être gênés par une odeur de poisson ; d’après les données scientifiques, une telle odeur n’est perçue qu’à partir d’une concentration de 20 ppm. Le tribunal a ainsi reconnu le vécu des ouvriers comme une source de connaissance. Le jugement a développé son argumentation aussi bien sur la charge de la preuve que sur l’analyse des conditions de travail. Même si d’autres étapes procédurales doivent encore être franchies pour parvenir à l’indemnisation des victimes, on voit qu’une stratégie judiciaire reposant sur le levier décisif d’une enquête de terrain porte ses fruits.

  • 1Federatie Nederlandse Vakbeweging.
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