« Sans traçabilité collective, pas de traçabilité individuelle »

entretien avec Paul Frimat professeur émérite de médecine du travail, président de l’Institut de santé au travail du nord de la France (ISTNF).
par Nolwenn Weiler / octobre 2021

Dans votre rapport sur la prévention du risque chimique, remis en 2018, vous recommandiez la conservation des documents uniques d’évaluation des risques (DUER) pendant quarante ans. Cela a été inscrit dans la loi du 2 août 2021 sur la santé au travail. En quoi est-ce positif ?
Paul Frimat : Actuellement, la moitié des entreprises n’ont pas de DUER, surtout parmi les TPE. Dans celles qui en ont, ils ne sont pas évolutifs et ne sont pas conservés : l’exemplaire 2 écrase l’exemplaire 1, ce qui annule toute possibilité de retracer l’historique des expositions des salariés aux risques chimiques. C’est pourquoi nous avions recommandé d’inscrire cette obligation de conservation du DUER dans la loi. Le document unique est avant tout un outil de prévention des risques, même s’il est fondamental pour la réparation des préjudices. L’objectif, c’est d’éviter de porter atteinte à la santé, plutôt que d’avoir à condamner les entreprises. Or, pour agir en prévention, il faut que l’on sache ce qu’il y a comme agents chimiques, et que l’on voit si des progrès sont accomplis au fil du temps.

Qu’en est-il de la traçabilité individuelle ? Les fiches individuelles d’exposition aux risques chimiques, supprimées il y a quelques années, n’ont pas été réintroduites par la loi du 2 août. Qu’en pensez-vous ?
P. F. : C’est vrai mais cette loi ouvre la possibilité de traduire des données collectives en expositions individuelles. Il faut attendre le décret d’application. On peut imaginer qu’il y ait une obligation d’évaluation du risque par l’intermédiaire du document unique, puis un transfert de ces données collectives aux services de santé au travail qui vont pouvoir en déduire des expositions individuelles. Evidemment, cela suppose une montée en compétences de ces services, un renforcement de la pluridisciplinarité (entre psychologues, ergonomes et médecins notamment) et des embauches. Le rôle du CSE doit être aussi conforté, son avis est incontournable. De cette façon, le DUER sera conforme au travail réel. Malheureusement, il y a un trou dans la raquette du côté des entreprises de moins de 10 salariés, où il n’y a pas de CSE.

Vous aviez aussi proposé d’introduire dans le Code du travail certaines mesures coercitives, comme des amendes administratives. Cela n’a pas été retenu…
P. F. :
Non, et je le déplore. Un employeur qui ne respecte pas ses obligations a pour le moment toutes les chances de ne pas être condamné. Si une branche donnée décide de dire à ses entreprises : « Vous ne transférez rien aux services de santé au travail », ceux-ci seront dans l’incapacité d’établir la traçabilité individuelle des salariés, puisqu’ils n’auront aucune donnée. Tout est entre les mains des employeurs : s’ils ne jouent pas le jeu de la traçabilité collective, il n’y aura pas de traçabilité individuelle. Les amendes administratives auraient permis de contourner ce problème.