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La santé au travail sacrifiée des agriculteurs

par Eliane Patriarca / 01 mars 2024

En réponse à la crise agricole, le gouvernement a décidé d’abandonner les dispositifs visant à réduire l’usage des pesticides. Un déni des risques pour la santé des professionnels et de leurs proches, aux yeux des scientifiques et acteurs de prévention.

Suspension du plan Ecophyto, qui visait à réduire l’usage des pesticides de 50 % d’ici 2025 et donc les pollutions associées, remise en cause de l’indicateur de mesure de l’utilisation de ces produits… Annoncées en février par le gouvernement pour calmer la colère des agriculteurs, ces mesures ont suscité une inédite levée de boucliers du milieu scientifique. En quelques jours, au moins quatre tribunes ont été publiées dans la presse (voir A lire aussi, ci-dessous), chacune réunissant des centaines de chercheurs issus de disciplines diverses, de la biologie à la sociologie, de l’épidémiologie à l’ergonomie, de l’écologie à la toxicologie…Toutes sont animées de la même colère, de la même sidération : dans les tractations entre le syndicat majoritaire de la profession agricole, la FNSEA, et le gouvernement, biodiversité et santé publique ont été ignorées.

La science mise au placard

Pour les signataires des tribunes, les connaissances scientifiques accumulées depuis vingt ans et démontrant les effets délétères des produits phytopharmaceutiques sur l’environnement ainsi que sur la santé des agriculteurs et de leurs proches ont tout bonnement été occultées. « Une mise au placard », titre même l’une des tribunes, dans laquelle les chercheurs soulignent : « Des liens existent entre pesticides et santé humaine chez les agriculteurs, les autres professionnels manipulant ces produits, et les enfants exposés pendant la grossesse : maladies respiratoires, troubles cognitifs, maladie de Parkinson, troubles du développement neuropsychologique et moteur, cancers… »
Pour le sociologue Giovanni Prete, coauteur du livre L’agriculture empoisonnée (voir encadré), qui travaille depuis quinze ans sur la mobilisation des victimes de pesticides, les annonces du Premier ministre « laissent entendre qu’il n’y a pas de problème de santé publique ». « La demande de reconnaissance en maladie professionnelle et de réparation ne va pas en être facilitée pour les agriculteurs victimes de ces produits ! », s’inquiète-t-il.

Impuissance publique ?

En décembre dernier, une commission d'enquête parlementaire chargée d’évaluer les plans Ecophyto qui se sont succédé depuis 2008 a rendu un rapport1 où elle dresse le constat d’« un échec collectif à réduire l'usage des pesticides » et déplore une « forme d’impuissance publique » aux terribles répercussions sur la qualité de l'eau et la biodiversité. Non seulement le dispositif Ecophyto n’a pas tenu sa promesse de réduire de moitié le recours aux produits phytopharmaceutiques mais il n’a même pas freiné la dépendance de l’agriculture française aux pesticides.
« Le fait que le Premier ministre revienne sur Ecophyto, ou que le ministre de l’Agriculture ait attaqué à de nombreuses reprises l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] et tenté de la placer sous sa tutelle, montre que les questions de santé publique et de santé au travail, ainsi que d’environnement passent après des rapports de force et des formes de lobbying portés par des syndicats agricoles et des syndicats de producteurs de pesticides », déplore Alain Garrigou, professeur d’ergonomie, membre du laboratoire Epicene (épidémiologie du cancer et expositions environnementales) de l’université de Bordeaux et signataire de l’une des tribunes.

Une décision dangereuse

L’association Phyto-Victimes, qui aide depuis 2011 les professionnels de l’agriculture victimes des pesticides à obtenir la reconnaissance de leur maladie professionnelle, a accueilli avec stupeur cette décision « totalement incompréhensible et dangereuse, à l’heure où le Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides, mis en place par le gouvernement en 2020, ne cesse de monter en charge ». « Nous sommes passés d’une centaine de demandes avant sa création à 650 en 2022, précise Antoine Lambert, président de Phyto-Victimes. Or, la création de ce Fonds, c’était bel et bien la reconnaissance par les pouvoirs publics qu’il y a un problème de santé publique et au travail ! » Pour cet agriculteur, l’abandon d’Ecophyto est non seulement une régression, mais aussi « un déni de l’impact sanitaire des pesticides pour les professionnels, et pour leurs enfants exposés in-utero ».

Se déclarer victime des pesticides en agriculture ne va pas de soi
Eliane Patriarca

Fruit d’une enquête menée par deux chercheurs en sociologie, l’ouvrage L’agriculture empoisonnée s’avère d’une grande acuité sur la crise rencontrée par le secteur. Jean-Noël Jouzel, directeur de recherches au CNRS, et Giovanni Prete, maître de conférences à l’université Sorbonne Paris-Nord, y retracent le long combat mené par des agriculteurs pour parvenir à se considérer comme les victimes de maladies professionnelles dues aux pesticides.
Les auteurs les ont suivis pas à pas depuis 2011, année de création de la première association française, Phyto-Victimes, autour du cas de Paul François, agriculteur céréalier empoisonné par un herbicide de Monsanto. Ils décrivent la « rupture biographique » que constitue la survenue de la maladie et les résistances et entraves que les agriculteurs ont dû surmonter. A commencer par leur fort sentiment de culpabilité, la réticence à se plaindre et la nécessité de continuer à faire tourner l’exploitation. Les nombreux récits collectés montrent à quel point il est difficile pour des agriculteurs eux-mêmes purs produits d’une agriculture intensive, qui ont eu abondamment recours aux pesticides, de remettre en cause une technologie à laquelle ils ont cru, qui a apporté du confort dans la conduite de leur exploitation, mais qui a aussi abimé leur santé ou celle de leurs proches.

Fiction désastreuse

D’autant que les politiques publiques, tout comme le principal syndicat de la profession, la FNSEA, ont encouragé l’emploi massif de pesticides depuis cinquante ans, en prônant leur « usage contrôlé » autour de règles d’utilisation (doses, masques, gants…) censées concilier impératif économique et santé publique, en dépit de la nocivité des produits. Une fiction désastreuse qui a, de plus, déplacé sur les épaules des exploitants agricoles la responsabilité de leur protection ! Sachant que certains acteurs de prévention, dont la Mutualité sociale agricole (MSA) et les médecins du travail, ont longtemps minoré les effets à long terme des phytopharmaceutiques.
L’« émancipation » des agriculteurs malades n’a pu se construire que progressivement et grâce à des intermédiaires : les proches, et notamment leurs épouses ; les militants écologistes de l’association Générations futures ; des avocats spécialistes de la santé au travail et des journalistes. Autant de regards extérieurs qui ont aidé les victimes à se reconnaître comme telles, à percevoir enfin leur maladie comme une injustice, engageant la responsabilité de tiers : les firmes agrochimiques qui ont dissimulé les dangers de leurs produits, les services de l’Etat censés en évaluer les risques et les coopératives qui les distribuent.
Hélas, constatent les deux chercheurs, malgré la création de tableaux de maladies professionnelles et celle du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, le combat de Phyto-victimes n’a pas remis en cause le modèle productiviste et la fiction de l’utilisation dite « raisonnée » des pesticides.

A lire
  • 1Selon le rapport, en 2023, les indicateurs d'utilisation des pesticides sont globalement au même niveau qu'en 2009. Les « seules avancées observées sont liées au retrait des molécules les plus dangereuses », ces retraits n’étant cependant « pas dus à la dynamique Ecophyto ».
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