La santé au travail victime des ordonnances

par Clotilde de Gastines / octobre 2017

Moins de moyens d'action pour les élus du personnel face aux risques professionnels, des conditions de travail négociables en entreprise... Selon des experts et syndicalistes, les ordonnances sur le Code du travail sacrifient la santé des salariés.

Les ordonnances réformant le Code du travail n'épargnent pas le champ de la santé au travail. Syndicats et experts critiquent les coupes franches, telle la disparition du CHSCT, mais aussi d'autres aménagements, plus bénins en apparence mais lourds de conséquences. "Prises isolément, ce sont des petites choses inoffensives, mais l'addition de tout cela peut avoir l'effet d'une bombe à fragmentation", s'inquiète Annabelle Chassagnieux, coprésidente de l'Association des experts agréés et intervenants auprès des CHSCT.

Tout d'abord, le plus apparent. En fusionnant les trois instances représentatives du personnel - CE, délégués du personnel et CHSCT - en un unique comité social et économique (CSE), le gouvernement cède à une revendication des trois organisations patronales (Medef, CPME et UPA), formulée en octobre 2014. Le nombre de représentants du personnel et d'heures de délégation octroyé au CSE sera défini par décret d'ici la fin de l'année. Et certains craignent le pire. Une commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) est bien prévue dans les entreprises de plus de 300 salariés. Mais dans les plus petites, soit 97 % des établissements, elle ne sera pas obligatoire, sauf pour les sites à risque, classés Seveso, ou si l'Inspection du travail en fait la demande.

Le droit d'expertise CHSCT rogné

Dans les entreprises de plus de 50 salariés, le CSE conservera la personnalité morale et disposera de la plupart des droits des anciennes instances : droit d'ester en justice, procédure d'alerte, recours à l'expertise... Mais pas forcément dans leur intégralité. Par exemple, en cas de projet modifiant les conditions de travail, le CSE devra financer une éventuelle expertise à hauteur de 20 %, alors que son coût incombait en totalité à l'employeur du temps du CHSCT. Qui plus est, le budget de fonctionnement du CSE diminue au regard de ce qu'était celui du CE ! "L'assiette de calcul de la subvention a été réduite à 0,2 % de la masse salariale brute hors cotisations patronales, alors que ces cotisations étaient prises en compte auparavant", précise Catherine Allemand, du Syndicat des experts agréés-CHSCT (SEA-CHSCT).

Ainsi, les petits et les gros CSE n'auront pas la même latitude pour financer leurs expertises. "Une fois que les petits CSE auront dépensé leur minuscule enveloppe, ils n'auront même plus de quoi payer un expert-comptable pour préparer les consultations obligatoires sur la situation économique de leur entreprise ou intervenir en cas de licenciements économiques", estime Catherine Allemand. Le SEA envisage de mener un combat juridique sur l'ineffectivité du droit, auprès notamment du Conseil constitutionnel. "Ce recours embêterait bien le gouvernement, car cela risque de ralentir la mise en place de sa réforme", ajoute l'experte.

D'autres détails sont importants : hors situation d'accident ou risque grave, une réunion extraordinaire de la CSSCT devra à l'avenir être demandée par la majorité des membres du CSE, alors qu'au CHSCT deux élus du personnel suffisaient. Et des heures de délégation seront décomptées lorsque des élus au CSE rechercheront des mesures préventives face à une situation d'urgence, ce qui n'était pas le cas avant. Enfin, lors des réunions, l'employeur, qui préside le CSE, pourra demander l'assistance d'autant de personnes qu'en compte la délégation du personnel. "Déjà que les élus n'osent pas toujours s'exprimer face à l'employeur, cela va avoir des conséquences sur la manière dont la parole circule dans l'instance", craint Annabelle Chassagnieux.

Cette asymétrie des relations entre employeur et salariés ne semble pas exister pour le gouvernement. "Tout est construit sur l'espoir d'un rapport symétrique entre employeurs et représentants des salariés", confirme Catherine Allemand. D'où la possibilité laissée aux entreprises, sur des aspects touchant aux conditions de travail, de déroger aux dispositions de branche par des accords collectifs. "Laisser le domaine des conditions de travail à la négociation d'entreprise, c'est faire fi de la réalité du monde du travail et des rapports de force en entreprise", dénonce Annabelle Chassagnieux. Certes, il faudra un accord majoritaire, signé par les syndicats ayant obtenu 50 % des suffrages aux élections professionnelles. Mais un référendum pour obtenir la validation d'un accord en cas de refus de signature peut être organisé.

Sur le contournement des accords de branche, la loi El Khomri avait déjà amorcé le mouvement concernant le temps de travail. Les ordonnances ouvrent un peu plus le champ des possibles : mobilité géographique, primes, travail de nuit... "La dérégulation arrive toujours progressivement, commente Emmanuel Dockès, professeur de droit. On commence par autoriser des cas particuliers, puis une fois que le ver est dans le fruit, on prétend que tout le monde est d'accord." Sur le travail de nuit, par exemple, "il ne sera plus nécessaire de prouver la nécessité du maintien de l'activité en continu, note Emmanuel Dockès. C'est un pas vers l'ouverture des magasins 24 heures sur 24". Dans le cas de la pénibilité, si la branche ne verrouille pas ses conventions en la matière, ou s'il n'y en a pas, l'accord d'entreprise primera également.

Prise en charge au rabais de la pénibilité

Le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) n'a d'ailleurs pas été épargné. Il devient un simple compte professionnel de prévention. L'employeur n'a plus à déclarer les facteurs de risque les plus fréquents : manutention de charges lourdes, postures pénibles, vibrations mécaniques et risques chimiques. Exit aussi les cotisations dédiées à la pénibilité, dont le taux de base était de 0,01 % de la masse salariale et de 0,20 % dans le cas de salariés exposés. Le financement du dispositif est renvoyé à la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de la Sécurité sociale. Pour Eric Beynel, de l'union syndicale Solidaires, "le Medef a réussi à torpiller le dispositif"

Seule nouveauté : les entreprises de plus de 50 salariés devront négocier des accords de "prévention des effets de l'exposition" à la pénibilité si une partie des salariés est exposée au travail de nuit, au travail répétitif, aux horaires alternants, aux tâches en milieu hyperbare, au bruit ou aux températures extrêmes. Ou si un seuil de sinistralité AT-MP, déterminé par décret, est dépassé concernant les facteurs de risque cités plus haut, le phénomène de sous-déclaration étant occulté. Ce qui fait réagir Pierre-Yves Montéléon, de la CFTC : "Prévenir les effets au lieu de prévenir les risques tout court, c'est donner un blanc-seing pour exposer les salariés."

Enfin, concernant la contestation de l'inaptitude médicale, les ordonnances recadrent un peu le dispositif. Le médecin-inspecteur du travail remplacera l'expert judiciaire prévu par la dernière réforme, dont la fonction était floue. De nombreux autres points étant renvoyés à la rédaction de décrets, beaucoup espèrent faire bouger les lignes d'ici la fin de l'année.

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