Se déclarer victime des pesticides en agriculture ne va pas de soi

par Eliane Patriarca / 01 mars 2024

Fruit d’une enquête menée par deux chercheurs en sociologie, l’ouvrage L’agriculture empoisonnée s’avère d’une grande acuité sur la crise rencontrée par le secteur. Jean-Noël Jouzel, directeur de recherches au CNRS, et Giovanni Prete, maître de conférences à l’université Sorbonne Paris-Nord, y retracent le long combat mené par des agriculteurs pour parvenir à se considérer comme les victimes de maladies professionnelles dues aux pesticides.
Les auteurs les ont suivis pas à pas depuis 2011, année de création de la première association française, Phyto-Victimes, autour du cas de Paul François, agriculteur céréalier empoisonné par un herbicide de Monsanto. Ils décrivent la « rupture biographique » que constitue la survenue de la maladie et les résistances et entraves que les agriculteurs ont dû surmonter. A commencer par leur fort sentiment de culpabilité, la réticence à se plaindre et la nécessité de continuer à faire tourner l’exploitation. Les nombreux récits collectés montrent à quel point il est difficile pour des agriculteurs eux-mêmes purs produits d’une agriculture intensive, qui ont eu abondamment recours aux pesticides, de remettre en cause une technologie à laquelle ils ont cru, qui a apporté du confort dans la conduite de leur exploitation, mais qui a aussi abimé leur santé ou celle de leurs proches.

Fiction désastreuse

D’autant que les politiques publiques, tout comme le principal syndicat de la profession, la FNSEA, ont encouragé l’emploi massif de pesticides depuis cinquante ans, en prônant leur « usage contrôlé » autour de règles d’utilisation (doses, masques, gants…) censées concilier impératif économique et santé publique, en dépit de la nocivité des produits. Une fiction désastreuse qui a, de plus, déplacé sur les épaules des exploitants agricoles la responsabilité de leur protection ! Sachant que certains acteurs de prévention, dont la Mutualité sociale agricole (MSA) et les médecins du travail, ont longtemps minoré les effets à long terme des phytopharmaceutiques.
L’« émancipation » des agriculteurs malades n’a pu se construire que progressivement et grâce à des intermédiaires : les proches, et notamment leurs épouses ; les militants écologistes de l’association Générations futures ; des avocats spécialistes de la santé au travail et des journalistes. Autant de regards extérieurs qui ont aidé les victimes à se reconnaître comme telles, à percevoir enfin leur maladie comme une injustice, engageant la responsabilité de tiers : les firmes agrochimiques qui ont dissimulé les dangers de leurs produits, les services de l’Etat censés en évaluer les risques et les coopératives qui les distribuent.
Hélas, constatent les deux chercheurs, malgré la création de tableaux de maladies professionnelles et celle du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, le combat de Phyto-victimes n’a pas remis en cause le modèle productiviste et la fiction de l’utilisation dite « raisonnée » des pesticides.

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