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"Se tenir debout" : cent ans d'histoire de la souffrance au travail

par Corinne Renou-Nativel / 15 mai 2025

Dans Se tenir debout. Un siècle de luttes contre les souffrances au travail, le sociologue Rémy Ponge retrace les évolutions de la reconnaissance des pénibilités du travail depuis le début du XXe siècle. Au cœur de cette histoire : les mobilisations de travailleurs, de syndicats et de scientifiques pour démontrer le lien entre souffrance des salariés et organisation des entreprises.

Sur sa chaîne de montage, Charlot, en salopette rayée, serre des écrous, une clé dans chaque main. Malgré ses efforts, il ne parvient pas à suivre la cadence, ce qui suscite la colère de ses collègues. Frénétiquement, il continuera ses tours d’écrous sur la robe de l’intendante avant de finir à l’hôpital psychiatrique pour une « crise de nerfs ». C’est avec cette célèbre scène des Temps modernes de Charlie Chaplin que Rémy Ponge ouvre son livre, Se tenir debout. Un siècle de luttes contre les souffrances au travail1 .

« Son objet est de donner à voir les luttes de travailleurs, de travailleuses, de syndicalistes et de scientifiques tout au long d’un siècle, explique ce sociologue, maitre de conférences à l’Institut régional du travail de l’université Aix-Marseille et membre du Laboratoire d’Economie et de Sociologie du Travail (LEST). Loin d’être un problème récent, la souffrance au travail est une vieille problématique sur laquelle se sont mobilisés les syndicats depuis très longtemps. Ces mobilisations nous rappellent qu’il est indispensable d’avoir des contrepouvoirs dans les entreprises pour garantir la santé des salariés. »  

D’autres scènes de films illustrent le propos, restituant les problématiques de différentes époques. Dans un souci de clarté, Se tenir debout est divisé en cinq chapitres correspondant à autant de périodes.

« Fatigue nerveuse » de l'après-guerre

L'ouvrage commence avec les deux décennies de l’après-guerre. L’importation du taylorisme et du fordisme dans les usines et les grandes administrations françaises impacte gravement les conditions de travail, suscitant une « fatigue nerveuse ». « La CGT mène une série de mobilisations, notamment dans l'industrie automobile et plus encore dans les PTT [Postes, télégraphes et téléphones, ndlr], explique Rémy Ponge. Ce syndicat veut alors renforcer la syndicalisation auprès des femmes - les plus concernées par ce travail répétitif, monotone et extrêmement pénible -, lutter contre la dégradation de leurs conditions de travail et dénoncer le capitalisme taylorien et fordien. »

Dans les années 1960 et 1970, la mobilisation contre la souffrance générée par les cadences infernales, le travail à la chaîne et les humiliations subies dans les ateliers prend une ampleur sans précédent. « La question de la santé au travail devient un véritable problème public dont l'État s'empare sous la pression des mobilisations sociales, et que la CGT et la CFDT mettent à leur agenda en construisant des actions et des revendications contre la fatigue nerveuse », note Rémy Ponge. Mais la crise économique et la désindustrialisation, qui fragilisent la CGT, et le changement d’orientation politique de la CFDT se traduisent par un recul de la visibilité de la souffrance mentale au travail.

Les années 1980 s’ouvrent sur de réelles avancées avec les lois Auroux (1982) et la création des comités d'hygiène, de sécurité et de conditions de travail (CHSCT). Mais le virage néolibéral conduit rapidement à des privatisations et à la flexibilisation du travail. « Les syndicats se mobilisent plutôt sur la défense de l'emploi et du droit du travail, souligne l’auteur de Se tenir debout. La CFDT crée cependant un institut d'études sur les conditions de travail à l’origine d’initiatives novatrices contre les souffrances au travail dans le secteur de la santé et du travail social. C’est aussi une période de très fort développement des recherches scientifiques, en France et au niveau international. » Le « stress » et le « burn-out » entrent dans le vocabulaire courant. 

Des connaissances scientifiques sur l'organisation du travail

A partir de 1995, les souffrances psychiques au travail deviennent un problème public. « Les connaissances scientifiques se diffusent et permettent de montrer qu’elles sont liées à l'organisation du travail décidée par les entreprises, et non pas à des fragilités des individus, selon la rhétorique du patronat déployée depuis les années 1930 », rappelle Rémy Ponge. La CGT réinvestit ce champ, suivie avec un peu de retard par la CFDT. 

Les vingt dernières années se caractérisent par un paradoxe. Jamais les connaissances scientifiques n’ont été aussi étoffées sur les risques psycho-sociaux et les souffrances liées au travail. En même temps, le discours psychologisant et individualisant des organisations patronales qui nie l’impact des conditions de travail semble chaque jour plus fort. Le recours à des notions floues comme la qualité de vie au travail (QVT) contribue à brouiller les causes des souffrances et à effacer la responsabilité des entreprises. La souffrance des salariés des classes populaires, pourtant les plus concernés, demeure peu visible.

L'auteur esquisse en fin d’ouvrage des pistes d’action. « L’histoire nous montre qu’on ne peut se contenter d’attendre les directions d'entreprise ou l'État pour améliorer les conditions de travail. Il est indispensable de renforcer le droit du travail ainsi que le pouvoir des syndicats. Ce sont eux, aidés par des scientifiques, l’inspection du travail, etc., qui ont permis de mieux faire reconnaître les souffrances au travail et de renforcer le droit - notamment grâce à leurs actions en justice, à l’image de celle contre France-Télécom. En l’absence de contrepouvoirs et de corps de contrôle forts, on contribue à organiser l’impunité des directions et à sacrifier la santé des salariés. »

  • 1"Se tenir debout. Un siècle de luttes contre les souffrances au travail", Editions La Dispute, 266 p., 22 €.
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