Se tuer au boulot

par François Desriaux rédacteur en chef / octobre 2009

Rien ne va plus à France Télécom. L'horreur succède à l'horreur, un technicien se poignarde en réunion, une salariée se défenestre de son bureau, un cadre de 51 ans met fin à ses jours en accusant dans une lettre " l'urgence permanente et la surcharge de travail "... L'opérateur français est entré dans un cycle morbide, dont l'emballement et la violence des actes laissent entrevoir le désarroi dans lequel tous les acteurs sont désormais plongés. Evidemment, avec 23 suicides en un an et demi, les médias se sont emparés de " l'affaire " et le ministre du Travail s'est saisi du dossier. Il faut dire que les témoignages entendus sur les méthodes de management et la souffrance qu'elles engendrent chez les salariés sont assez effrayants. Et d'une particulière gravité pour une entreprise dont l'Etat est actionnaire majoritaire.

Face à cette pression médiatique et politique, la direction de l'entreprise a bien été obligée d'admettre, enfin, que ces morts à répétition avaient quand même à voir avec l'organisation et le management. Mais que de temps perdu, alors que, pendant des années, elle a nié cette évidence !

Pourtant, un certain nombre de médecins du travail de l'entreprise ont alerté régulièrement leur direction sur les risques liés aux réorganisations incessantes et à la perte de sens du travail. Sur l'effondrement des collectifs empêchant l'entraide et la coopération, et générant au contraire de la solitude. Non seulement ils n'ont pas été entendus, mais ils ont été découragés, et certains ont dû démissionner.

Aujourd'hui, l'entreprise s'est mise en mode communication de crise et, dans l'urgence, a concocté un plan dont on peut sérieusement douter de l'efficacité. Certains spécialistes craignent même qu'il n'aggrave encore un peu plus la situation.

De fait, ce n'est certainement pas en formant 20 000 managers à la détection des signaux précoces de faiblesse psychologique ou en invitant les médecins du travail à mieux accompagner les réorganisations que France Télécom va remédier à la situation. La majorité des salariés qui ont attenté à leur vie ne présentaient pas de signes d'une pathologie mentale ou d'une quelconque faiblesse psychologique. Quant à la salariée qui s'est défenestrée à Paris, dont " on avait d'ailleurs adapté la charge de travail pour tenir compte de sa fragilité ", selon les propos de la direction, on voit bien que cela n'a en rien empêché son geste fatal.

Non, si France Télécom veut vraiment s'attaquer au problème de la souffrance mentale, alors, c'est d'abord le travail qu'il lui faut ausculter. C'est le travail qui a perdu la tête, avant de la faire perdre à ceux qui l'exécutent. Tous les acteurs, médecins du travail, élus de CHSCT, encadrants, doivent donc aller sur le terrain, pour tenter de comprendre, avec les intéressés, dans quelle impasse l'organisation et le management les ont embarqués. Il ne s'agit pas seulement de limiter les dégâts en accompagnant les plus fragiles, mais également de changer l'organisation pour permettre aux salariés de bien faire leur travail. Cela suppose de reconstruire des repères communs sur ce que signifie " bien travailler ", à travers une vraie mise en débat du travail, contradictoire et conflictuelle. C'est à ce prix que demain, peut-être, on ne se tuera plus au boulot à France Télécom.