Première Conférence internationale du travail, en 1919 - © ILO
Première Conférence internationale du travail, en 1919 - © ILO

Depuis un siècle, l'OIT agit pour la santé des salariés

par Marieke Louis maîtresse de conférences en science politique (Sciences Po Grenoble) / juillet 2019

Dès sa création, en 1919, l'Organisation internationale du travail (OIT) a placé la santé des travailleurs au coeur de son mandat, axé sur le travail décent et la justice sociale. L'application des multiples normes qu'elle a adoptées reste toutefois à renforcer.

La santé au travail a toujours constitué l'un des principaux domaines d'action de l'Organisation internationale du travail (OIT, voir "Repère") depuis sa création en 1919. Le préambule de sa constitution insiste ainsi sur l'urgence d'"améliorer la protection des travailleurs contre les maladies générales ou professionnelles et les accidents résultant du travail". La Déclaration de Philadelphie de 1944, l'autre grand texte fondateur de l'OIT, rappelle son engagement dans la mise en place de programmes en vue d'une protection adéquate de la vie et de la santé des travailleurs. Que ce soit à travers la protection de l'enfance, de la jeunesse ou de la maternité, ou encore via l'intégration des risques psychosociaux (comme le stress) dans son mandat, c'est à la fois le "corps" et la "tête" des travailleuses et des travailleurs, à tous les stades de leur vie, que l'OIT entend prendre en charge. Alors que l'Organi-sation fête cette année son centenaire, quel bilan peut-on tirer de son action ? Les membres des trois groupes qui la composent - gouvernements, travailleurs et employeurs - sont-ils également engagés dans cette lutte ?

Deux angles indissociables dès l'origine

Dès sa mise en place, l'OIT s'est saisie du problème de la santé au travail sous deux angles, indissociables : le premier, scientifique et médical, la conduit à identifier les risques professionnels et constitue un pan important de l'inspection du travail ; le second, économique et social, renvoie à l'indemnisation de la main-d'oeuvre en cas de maladie ou d'accident liés au travail.

Fondée dans le sillon de l'Association internationale pour la protection légale des travailleurs, créée en 1900, l'OIT a repris à son compte nombre de causes portées par les réseaux réformateurs du XIXe siècle, qui rassemblaient, outre des juristes et des politiques, de nombreux scientifiques et médecins progressistes. Dès la première Conférence internationale du travail de Washington, en 1919, elle débat ainsi de l'emploi des femmes dans les métiers insalubres et adopte plusieurs conventions directement en lien avec la santé des travailleuses (protection de la maternité, travail de nuit) et des enfants (travail de nuit).

A partir des années 1920, plusieurs conventions et recommandations sont adoptées ciblant des matériaux ou substances jugés dangereux, comme la céruse et le sulfate de plomb présents dans la peinture, et des secteurs d'activité à risque, tels que le bâtiment. Des années 1960 aux années 1980, la question des substances radioactives et cancérogènes est également mise à l'agenda de l'OIT. En 1986, la convention n° 162 sur l'amiante, qui vise, dans certains cas, son interdiction, est adoptée à l'unanimité des trois groupes.

Repère

L'Organisation internationale du travail (OIT), unique agence tripartite de l'Organisation des Nations unies (ONU), réunit à ce jour des représentants des gouvernements, employeurs et travailleurs de 187 Etats membres, contre 26 lors de sa création en 1919. Etablie à Genève, elle comporte trois entités distinctes : la Conférence internationale du travail, organe délibératif plénier ; le conseil d'administration, organe exécutif restreint ; le Bureau international du travail (BIT), secrétariat de l'organisation. Son action normative ou légale est assortie d'une coopération technique (programmes de prévention et d'aide à la mise en oeuvre des normes).

Ces normes voient le jour grâce au volontarisme du groupe des travailleurs et de certains gouvernements, et au leadership du directeur du Bureau international du travail (BIT), secrétariat de l'OIT. Si les résistances du groupe patronal sont bien réelles, ce dernier brandissant tantôt l'argument du manque de compétence de l'OIT sur les questions d'ordre médical, tantôt l'absence de consensus scientifique sur la dangerosité de certains matériaux, elles ne doivent pas non plus être surestimées. En atteste, par exemple, le soutien des employeurs à la convention sur l'amiante en 1986. Plus récemment, ces derniers ont également été favorables à l'adoption d'une convention sur le cadre promotionnel pour la santé et la sécurité au travail (2006) et d'une recommandation sur le VIH dans le monde du travail (2010), destinée à lutter contre la stigmatisation des travailleurs atteints et à faire du lieu de travail un espace de prévention contre la transmission du virus. Ce soutien, mesuré, aux normes de santé et sécurité au travail s'explique à la fois par l'influence du courant hygiéniste dans les milieux patronaux (et ce, dès la fin du XIXe siècle) et par l'intérêt économique bien compris de ces derniers, qui voient dans une meilleure santé de la main-d'oeuvre une perspective de productivité accrue. Inversement, les résistances des Etats ne doivent pas être sous-estimées. Si les représentants gouvernementaux adoptent massivement les normes, leurs Etats ne sont ensuite qu'une minorité à les ratifier - par exemple, 35 Etats seulement l'ont fait pour la convention sur l'amiante, la France manquant d'ailleurs toujours à l'appel.

La protection sociale, pilier du travail décent

Complémentaire de la législation sur les risques professionnels, la question de l'indemnisation et de l'accès aux soins fait également l'objet de vifs débats au sein de l'OIT. L'entre-deux-guerres voit ainsi l'adoption de plusieurs conventions relatives à l'assurance maladie - beaucoup plus controversées dans les milieux patronaux - et à l'indemnisation des accidents du travail. En 1944, la Déclaration de Philadelphie pose les jalons d'un accès universel aux soins pour les travailleurs. Si les résultats ne sont clairement pas à la hauteur des ambitions énoncées à l'époque, cette question reste au coeur des préoccupations actuelles, notamment dans le cadre d'un des piliers de l'Agenda du travail décent de l'OIT : la protection sociale. Procédant d'une réflexion qui se diffuse jusqu'aux sommets du G20 et des institutions financières internationales, une recommandation portant sur ce sujet a été adoptée en 2012.

Au total, même si la santé au travail ne figure explicitement dans aucune des huit conventions fondamentales de l'OIT, ce sont aujourd'hui plus de 40 conventions et recommandations qui structurent dans ce domaine l'action de l'organisation. Celle-ci estime par ailleurs que pratiquement la moitié de son activité a trait à cette thématique, directement ou indirectement.

Composer avec les autres organisations

En cette heure de bilan, il convient de rappeler que l'efficacité de l'OIT réside d'abord et avant tout dans la volonté et la capacité de ses membres à mettre en oeuvre les normes qu'ils négocient et adoptent dans le cadre de la Conférence internationale du travail, qui se tient annuellement à Genève. De plus, l'OIT n'a pas le monopole de l'action en matière de santé. Elle doit tenir compte des objectifs de l'Organisation des Nations unies et de l'Organisation mondiale de la santé, mais aussi composer avec des organismes internationaux privés comme l'Organisation internationale de normalisation, laquelle a adopté, en 2018, une norme sur la santé et la sécurité au travail.

Enfin, si les risques liés au travail ont considérablement évolué au cours du siècle, et si le travail est, globalement, devenu plus sûr, les statistiques récentes produites par le BIT laissent perplexes. Outre l'apparition de nouveaux risques induits par l'usage de plus en plus massif des nouvelles technologies sur le lieu de travail, l'OIT estime à près de 2,78 millions le nombre de travailleurs décédant encore chaque année d'une maladie liée au travail et à 374 millions le nombre d'individus victimes d'accidents du travail. En ce début de XXIe siècle, la santé au travail reste un défi, tant pour l'OIT que pour la communauté interna-tionale en général.

En savoir plus
  • "Promouvoir la santé au travail comme droit social (1919-1940) ?", par Isabelle Lespinet-Moret, Le Mouvement social n° 263, avril 2018.

  • Qu'est-ce qu'une bonne représentation ? L'Organisation internationale du travail de 1919 à nos jours, par Marieke Louis, Dalloz, 2016.

  • "Promoting health protection worldwide : The International Labour Organisation and health systems financing, 1952-2012", par Christopher Sirrs, The International History Review, 2019.