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Des soignantes qui fuient leurs conditions de travail

par Eliane Patriarca / juillet 2021

Pour les infirmières et aides-soignantes hospitalières, l’épidémie de Covid-19 a signé le pas de trop dans la dégradation de leur travail et sa déshumanisation. Nombre d’entre elles préfèrent quitter leur métier ou envisagent de le faire. Témoignages.

« Je regrette d’avoir fait ce métier. Et pourtant je l’aime. » Infirmière en gériatrie dans un CHU de Bourgogne, Claire1 , 51 ans, est au bout du rouleau : « Le sens de ce métier c’est de prendre soin des autres. Mais on n’y arrive plus ! On fait du travail à la chaîne : dans mon service, je suis la seule infirmière avec une aide-soignante pour 25 patients. Parfois, je commence à 6 h 30 et ne trouve le temps de me poser pour déjeuner qu’à 16 h 30. » Epuisée physiquement et émotionnellement, Claire veut raccrocher sa blouse définitivement. Comme nombre de ses collègues qui, depuis la deuxième vague de l’épidémie de Covid-19, désertent l’hôpital, démissionnent et/ou se reconvertissent.
Le turn-over des infirmières n’est pas un phénomène nouveau mais la crise sanitaire a exacerbé leur mal-être, décuplé leur souffrance au travail, fini de les écœurer d’un métier qu’elles vivaient comme une vocation. L’année écoulée a ainsi été « un long cauchemar » pour Claire, « avec tous ces décès chaque jour, les familles qui appelaient sans cesse et ne pouvaient venir voir leur parent en fin de vie ». Elle travaillait en gériatrie, au chevet de « patients qui n’ont pas droit à la réanimation », du fait de leur âge. « On n’avait aucun produit pour les sédater correctement, ils souffraient durant des heures, se rappelle-t-elle. La manière dont certains sont partis, c’est honteux. Je me le reproche encore. »

Un mal-être confirmé par des enquêtes

Selon une enquête de l’Ordre des infirmiers publiée en novembre 2020, 10 % des infirmières étaient alors en arrêt maladie pour dépression, burn-out ou stress post-traumatique ; et près de 40 % souhaitaient changer de métier. Selon un sondage publié le 21 janvier dernier par le Collectif santé en danger et initié par Sandra Mercier, infirmière à Toulouse, 67,1 % des soignantes interrogées ont déjà envisagé une réorientation de carrière, 16,4 % l’ont réalisée. « Le mal-être existait en amont, souligne Sandra Mercier, mais tout s’est dégradé avec le Covid : 73,9 % disent que les conditions de travail se sont encore détériorées, 71,4 % considèrent comme urgent de pallier le manque de personnel. »
Même les jeunes infirmières sont découragées. Alice2 , 24 ans, exerce depuis trois ans dans un hôpital du Loiret, après avoir travaillé deux ans comme aide-soignante. Elle cherche déjà à se reconvertir, « en libéral ». Pour son service de diabétologie-nutrition, transformé en unité Covid, la deuxième vague a été un enfer : « Nous étions déjà épuisées. Nous avons demandé un changement d’horaires pour mieux moduler notre charge de travail. La direction a répondu qu’on pouvait prendre la porte si on n’était pas contentes. » Un mépris insupportable pour Alice : « Pourtant, ils n’arrivent pas à recruter ! » Avec un début de carrière en hôpital public à 1 500 euros nets par mois et une fin autour de 2 400, des nuits et des week-ends travaillés, des horaires à rallonge, le métier est loin d’être attractif.

Déception après le Ségur de la santé

L’espoir d’un changement avec le lancement en mai 2020 du Ségur de la santé a vite été douché, laissant place à la colère ou la dépression. « La prime, et surtout la revalorisation salariale », 183 euros par mois, Alice les a « appréciées ». « Mais cela n’a rien changé au souci de base : le manque de personnel, dénonce-t-elle. On n’avait plus le temps de parler aux patients, de les rassurer alors même qu’ils étaient seuls, privés de visites. Sur une équipe de onze, nous sommes sept à vouloir partir. »
Dans les services de réanimation, la situation est aussi inquiétante. Selon une enquête du syndicat des médecins-réanimateurs, publiée en novembre dernier, près de 6 % des infirmières et aides-soignantes en réanimation ont quitté leur poste après le printemps 2020. Porte-parole de la Fédération nationale des infirmiers de réanimation, Bérengère Araujo redoute une nouvelle série de démissions : « Tout le monde a pris sur soi mais aujourd’hui on est usés. On n’en voit pas le bout. Déjà, en temps normal, le turn-over en réanimation dans les gros CHU tourne autour de 10 à 25 %. C’est épuisant, car vous êtes toujours en train de former ! »
Depuis un an, ce personnel en première ligne face au Covid accumule fatigue physique et psychique. « En réa, le niveau de soins est élevé 24 heures sur 24, précise Bérengère Araujo. Certains jours, le rythme est si effréné qu’on n’a pas le temps de réfléchir à ce que l’on fait, de s’organiser. On doit raboter sur certains soins. Avec une perte de chances pour le patient. Personne n’en parle. Mais quand vous rentrez chez vous en ayant mal fait votre travail, vous le vivez très mal. »

Un risque d’usure identifié depuis longtemps
Eliane Patriarca

Les facteurs de l’abandon prématuré du métier d’infirmière sont connus de longue date. Madeleine Estryn-Béhar, ergonome et médecin du travail, a piloté plusieurs études sur ce thème, de 2003 à 2012, dans 56 établissements de cinq régions ainsi que dans un CHU parisien1 . Parmi ces causes, elle cite la faiblesse du travail d’équipe, le manque de discussion autour des patients et de debriefing émotionnel. Mais aussi la réduction des temps de chevauchement des équipes, ce qui limite les transmissions d’informations, ainsi que les interruptions d’activité trop fréquentes pour aller chercher ces informations, une fragmentation qui concourt à l’épuisement et à la peur de commettre une erreur. Il faut y ajouter la surcharge de travail, avec un rythme effréné qui empêche d’écouter le patient, la frustration d’être cantonné à des gestes techniques, le conflit entre vie familiale et travail, le manque de soutien psychologique… « On répète cela depuis des années mais rien n’est fait ! Il manque la volonté politique de s’y attaquer, déplore Madeleine Estryn-Béhar. Les pouvoirs publics n’ont donné aucune suite à nos travaux. »

  • 1Santé et satisfaction des soignants au travail en France et en Europe, par Madeleine Estryn-Béhar, Presses de l’EHESP, 2008.

Infirmière depuis quinze ans en région parisienne, Nora Sahara a arrêté en septembre. Contaminée fin mars 2020 par une patiente hospitalisée, elle a fait une rechute, puis un Covid long. La direction de sa clinique a nié sa contamination au travail. « Psychologiquement, ça m’a abattue. J’étais prise d’angoisses, raconte-t-elle. Et je souffre toujours de séquelles physiques. Maintenant, je suis essoufflée après avoir monté deux étages. »
Un état de santé incompatible avec les contraintes de son activité : « Je travaillais en chirurgie, de nuit, seule pour 29 patients, sans médecin. » Nora Sahara a alors entamé une enquête sur le quotidien des soignantes et interrogé des dizaines de ses collègues en France. Dans un livre intitulé Hôpital. Si les gens savaient…, elle fait entendre leurs voix, poignantes, afin de lever « l’omerta sur les conditions de travail et de soin ». « On ne parle plus d’humanité à l’hôpital, se désole-t-elle. Le patient n’est pas au cœur du système de soin, il est secondaire ! Et le soignant est le dernier maillon de la chaîne. Tout ce qui compte, c’est faire du chiffre, remplir des lits. On commence ce métier en se disant qu’on va prendre soin des autres et on finit par être dans la maltraitance : vous faites mine de ne pas voir que cette patiente pleure, vous refermez la porte avec une énorme culpabilité parce que vous avez encore quinze patients à voir. »

Un exode catastrophique pour les hôpitaux

Pour tenir, beaucoup vont voir un psy. « Mais elles n’osent pas le dire : il y a un sentiment de culpabilité à avouer qu’on ne va pas bien et une peur, si on montre une faiblesse, d’être poussée à la porte. Il faut toujours montrer qu’on est fortes. En quinze ans, même en cancérologie, je n’ai jamais rien vu qui ressemble à du soutien psychologique ! » Toutes les infirmières témoignant dans son livre ont requis l’anonymat. « Par peur des sanctions », constate-t-elle. L’exode de ces infirmières amputées de leur vocation pourrait être catastrophique pour les hôpitaux, prévient Nora Sahara, qui ne peut se défaire du sentiment d’avoir « abandonné ses collègues ».

  • 1Le prénom a été modifié.
  • 2Le prénom a été modifié.
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