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« Les soignants arrivent à leurs limites »

entretien avec Nora Sahara Infirmière et journaliste
par Eliane Patriarca / 22 juin 2021

Dans un livre-enquête, « Hôpital : si les gens savaient… », Nora Sahara, ex-infirmière devenue journaliste, a recueilli les témoignages de soignantes. Celles-ci font part de leur souffrance au travail, exacerbée par la crise du Covid, au point de fuir leur métier.

Pourquoi avez-vous cessé d’être infirmière ?
Nora Sahara : Je n’avais jamais imaginé arrêter. Mais après avoir été infectée par une patiente, fin mars, j’ai fait un Covid long, avec rechute et séquelles physiques.  Dès que je monte deux étages je suis essoufflée, c’est incompatible avec mes conditions de travail. Dans mon dernier poste, je travaillais de nuit, en service de chirurgie, seule infirmière pour 29 patients, sans médecin.
J’étais aussi très abattue, avec des crises d’angoisse. La goutte d’eau finale a été le déni par la direction de ma contamination professionnelle au Covid. J’ai découvert ensuite que beaucoup de directions avaient nié la contamination de leurs soignants, se dédouanant ainsi de toute responsabilité.

Le turn-over des infirmières existe depuis des années. Qu’est-ce qui a changé ?
N. S. : Le malaise existait en amont, mais la crise du Covid a été un révélateur de la déconsidération, du mépris, un accélérateur des départs. En novembre 2020, 10 % des infirmières étaient en arrêt-maladie pour dépression, épuisement professionnel ou stress post-traumatique.
Après la première vague, on avait espéré que notre situation allait changer, que les leçons seraient tirées, et les soignants protégés sur leur lieu de travail, considérés et écoutés. Mais c’est pire depuis ! Dans certaines structures, on a même demandé à des infirmières d’aller travailler bien que testées positives au coronavirus. Même dans une période aussi grave, le harcèlement au travail continuait, on n’avait pas de protections. On devait cacher des masques, des blouses pour être sûres d’en avoir !

Malgré votre propre expérience, vous semblez vous-même surprise de ce que vivent certaines de vos collègues ?
N. S. : Je n’avais pas mesuré l’ampleur de la souffrance, des dégâts. Je ne savais pas que des infirmières faisaient des fausses couches à cause de la surcharge de travail et du fait d’être toujours debout, que d’autres s’empêchaient de boire dans la journée parce qu’elles savaient qu’elles n’auraient pas le temps d’aller aux toilettes ! Nous sommes déjà nombreuses à avoir quitté le navire et il va y avoir des vagues de départs dans les hôpitaux.

Qu’est-ce qui pousse à l’abandon du métier ?
N. S. :
La charge de travail n’a fait qu’augmenter, et la souffrance émotionnelle aussi. Toutes ces morts, psychologiquement, c’est dur. Les soignants arrivent à leurs limites. Beaucoup sont allés voir un psy pour tenir mais n’osent pas en parler : il y a un sentiment de culpabilité à avouer que l’on ne va pas bien.
Une infirmière expérimentée m’a raconté qu’elle n’avait jamais vu autant de morts : elle a craqué et part vivre au Luxembourg. Une amie, aide-soignante depuis vingt-deux ans, traumatisée par ces derniers mois, a entamé une formation d’esthéticienne. Dans son service, ils n’ont fait que mettre des morts dans des sacs et personne, jamais, ne leur a demandé comment ils allaient !  
J’ai rencontré aussi une infirmière de 49 ans en burn-out. Elle ne supportait plus que l’on traite les patients de façon inhumaine, qu’on les laisse pleurer ou souffrir parce que l’on n’a pas le temps pour eux. Elle a voulu en finir parce qu’elle avait peur de tuer un patient à force de faire le travail de plusieurs personnes ! Il y a cette peur de l’erreur, qui ne vous quitte pas, de cette erreur qu’on nous impute à tort ou que l’on commet parce qu’on n’est pas assez formée.

Ce métier, vous l’aimez encore, pourtant ?
N. S. : On commence le métier en se disant qu’on va prendre soin des autres, écouter, observer, et on se rend compte que l’on ne peut pas travailler ainsi. En établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), j’étais la seule infirmière pour 60 voire 100 patients ! Comment voulez-vous que l’on travaille dignement ? On finit par basculer soi-même dans la maltraitance. Par exemple, vous faites mine de ne pas voir une patiente pleurer dans son lit. Vous refermez la porte sans rien dire, parce qu’il y a quinze malades qui attendent et que, si vous ne vous dépêchez pas d’aller faire une perfusion ou un pansement, vous risquez le blâme. Parfois, on a des patients en post-opératoire qui auraient besoin de rester un jour de plus, mais on n’a pas de place. Alors on les renvoie chez eux, malgré la douleur, même s’ils sont très âgés et vivent seuls. C’est écœurant. On n’a plus de temps pour les patients, on se limite aux soins techniques. Il n’y a plus de relationnel, ni de bienveillance.

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