Patrick Levy (à g.), Tony Musu (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Patrick Levy (à g.), Tony Musu (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Sommes-nous bien protégés face aux nanomatériaux ?

par François Desriaux / avril 2013

Tony Musu, chercheur à l'Institut syndical européen, et le Dr Patrick Lévy, expert pour l'Union des industries chimiques et le Medef, défendent deux positions contradictoires sur la prévention des risques liés aux nanomatériaux.

La conférence finale Nanogénotox, coordonnée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), s'est tenue à Paris, fin février. Quels enseignements tirez-vous de ses travaux en matière de génotoxicité des nanomatériaux ?

Tony Musu : Le principal enseignement de la conférence finale et de ce long processus scientifique, c'est que, à ce jour, on ne dispose toujours pas de tous les tests toxicologiques nécessaires pour évaluer les dangers potentiels des nanomatériaux manufacturés. Pourtant, ces substances sont déjà fabriquées en grandes quantités dans nos usines et présentes dans de nombreux produits de notre vie quotidienne. Ce projet européen, qui aura duré trois ans et qui a impliqué quatorze agences nationales ou instituts de recherche publics dans onze pays différents, visait à obtenir une méthode fiable pour détecter le potentiel génotoxique des nanomatériaux, c'est-à-dire leur capacité à induire des dégâts sur l'ADN et éventuellement des cancers. Trois familles de nanomatériaux très représentatives de ce qu'on trouve actuellement sur le marché européen ont été étudiées in vitro et parfois in vivo : les oxydes de titane, les oxydes de silice amorphe et les nanotubes de carbone. Malgré les progrès énormes réalisés au cours de ce projet, la conférence s'est conclue sur des recommandations pour le développement de ces tests. En résumé, on n'a toujours pas les outils pour répondre à la question, alors que les travailleurs et les consommateurs sont déjà exposés. C'est effarant.

Patrick Lévy : Il convient de rappeler que les nanotechnologies recouvrent toute une chaîne de producteurs et d'utilisateurs engagés au bénéfice de l'innovation, dans des domaines aussi cruciaux que l'environnement, la lutte contre les changements climatiques, la santé ou encore la production d'énergie.

La conférence finale Nanogénotox a montré l'extrême difficulté à définir un protocole cohérent d'évaluation des propriétés génotoxiques des nanomatériaux. Il n'est pas possible de considérer les nanomatériaux dans leur ensemble comme s'ils avaient tous le même profil toxicologique. L'évaluation des dangers et des risques des nanomatériaux relève donc d'une approche au cas par cas. Nous sommes également confrontés aux limites de détection des appareils et de caractérisation des substances. Des recherches fondamentales sont encore nécessaires.

Cela n'empêche pas l'industrie d'agir en maîtrisant d'abord les expositions. Les industriels appliquent des méthodes d'évaluation des risques intégrant le niveau d'incertitude lié à la connaissance des dangers et à la caractérisation des expositions. Par exemple, les nanomatériaux persistants de structure fibreuse sont associés, par défaut, à un niveau de danger élevé conduisant à mettre en place des moyens de protection et de prévention adaptés, essentiellement basés sur un très haut niveau de confinement des installations et autres équipements.

En France, face aux résultats inquiétants d'études scientifiques sur certains nanomatériaux, comme les nanotubes de carbone qui induisaient chez le rat des réponses similaires à l'exposition aux fibres d'amiante, l'Anses recommandait en 2010 d'appliquer le principe de précaution et d'interdire certains usages pour lesquels l'utilité était faible par rapport aux dangers potentiels. Estimez-vous qu'on est toujours dans ce cas de figure ?

P. L. : Ce n'est pas exactement comme cela que nous voyons les choses. Permettez-moi d'insister : l'appréciation des dangers et des risques doit se faire au cas par cas. Le risque varie en fonction du danger intrinsèque de la substance, mais aussi du mode et du niveau d'exposition. On ne peut donc pas raisonner seulement a priori, les conditions concrètes de mise en oeuvre du produit sont aussi déterminantes.

Cette évaluation des risques est donc cruciale et se fait principalement en appliquant les réglementations générales concernant tous les produits chimiques - Reach1 , mesures relatives aux produits cosmétiques, phytosanitaires, biocides... - et celles concernant spécifiquement la santé et la sécurité au travail. Ainsi, chaque employeur doit procéder à une évaluation des risques. Ensuite, l'industrie a intégré les incertitudes scientifiques et techniques liées aux nanomatériaux. Les méthodes d'évaluation des risques sont basées sur des scénarios sécuritaires, voire majorants, à la fois pour les dangers intrinsèques des substances et les expositions. Enfin, comme pour tout autre produit chimique, les industriels et les entreprises restent attentifs à la progression des connaissances scientifiques et s'adaptent en permanence. Ils doivent veiller à la transmission des informations tout le long de la chaîne, notamment au moyen des fiches de données de sécurité, qui sont actualisées en permanence. Ces engagements sont repris dans un guide de bonnes pratiques que l'UIC [Union des industries chimiques, NDLR] a publié dès 2009. Cette démarche s'inscrit dans le programme Responsible Care. Dans ce cadre, la mise en oeuvre de nanomatériaux est marquée par le souci permanent du respect de la protection des hommes - travailleurs et consommateurs - et de l'environnement, à chacune des étapes du cycle de vie des produits.

T. M. : Cela n'étonnera personne : je suis en désaccord total avec ce que vient de dire Patrick Lévy. Contrairement à ce que la Commission européenne et les industriels clament, les nanomatériaux ne sont pas des substances chimiques comme les autres et les législations existantes - y compris celles pour la protection des travailleurs - ne sont pas totalement adaptées à la gestion des risques potentiels des nanomatériaux. En se conformant strictement aux règles existantes, je doute que la protection des travailleurs et des consommateurs soit actuellement suffisante. L'application du principe de précaution et donc la mise en place de mesures adéquates de gestion des risques lorsqu'on est confronté à des incertitudes sur les dangers et sur les expositions sont ainsi plus que jamais nécessaires. L'interdiction de certains usages d'utilité faible par rapport aux dangers potentiels est par conséquent une véritable question. A-t-on vraiment besoin de chaussettes ou de caleçons aux particules de nanoargent qui, par leur effet bactéricide, permettent de porter ces vêtements sans odeur pendant plusieurs jours ?

Estimez-vous que le règlement européen Reach sur l'enregistrement et l'autorisation des substances chimiques offre des garanties suffisantes vis-à-vis des nanomatériaux ?

T. M. : Certainement pas. Ce règlement, dans l'état actuel, ne permet pas d'assurer une utilisation sûre des nanomatériaux et son principe de base "pas de données, pas de marché" ne fonctionne pas pour ceux-ci. Seuls quelques nanomatériaux sont couverts par des dossiers d'enregistrement, et ces dossiers sont de piètre qualité, d'après les autorités européennes. De nombreuses substances sous la forme nano échappent à l'obligation d'enregistrement, car elles sont produites en quantité inférieure à une tonne par an. De plus, il n'y a pas d'évaluation obligatoire de la sécurité chimique pour les nanomatériaux. Ces défaillances de Reach sont reconnues par de nombreux Etats membres, par le Parlement européen, par les ONG environnementales et par les syndicats européens. Mais la Commission européenne, qui craint de freiner le développement de ces nouvelles technologies, reste sourde et n'est disposée qu'à modifier les annexes du règlement. C'est insuffisant et nous sommes nombreux à réclamer d'urgence des modifications significatives de la législation européenne pour garantir un développement responsable de ces nouvelles technologies.

P. L. : A mon tour de ne pas partager votre position. Dans sa récente communication, la Commission a estimé que les nanomatériaux devaient être gérés comme les autres substances et que, en conséquence, Reach offrait le meilleur cadre possible pour leur gestion, qu'il s'agisse des seuils ou des échéances d'enregistrement. L'UIC partage totalement cette position de la Commission. Nous estimons que le corps du texte de Reach ne doit pas être modifié et qu'une réglementation spécifique n'est pas une réponse adaptée. L'UIC considère que la révision de certaines annexes du règlement ainsi que le développement de guides de l'Echa2 et de guides de bonnes pratiques pour la prévention sur les lieux de travail constituent des axes de progrès à privilégier.

La France, la Belgique, l'Italie et le Danemark réclament une législation européenne plus contraignante, avec davantage de traçabilité et un répertoire des produits nano sur le marché. Qu'en pensez-vous ?

P. L. : Les attentes sociétales visant à améliorer la traçabilité de l'utilisation des nanomatériaux, en particulier des substances qui peuvent être à l'origine d'expositions des travailleurs et des consommateurs, sont légitimes.

Le système de déclaration français des substances est le premier dispositif de déclaration au niveau européen. La Commission européenne a récemment indiqué qu'elle n'envisageait pas à court terme la création de registres à ce niveau.

Repères

Les nanomatériaux sont constitués de structures dont au moins une des dimensions est égale ou inférieure à 100 nanomètres (nm). Rappelons que le nanomètre est un milliard de fois plus petit que le mètre. Les nanomatériaux - métaux, céramiques, carbones, polymères ou encore silicates - sont dits "manufacturés", car ils sont fabriqués intentionnellement. Ils sont donc à distinguer des nanoparticules d'origine naturelle ou résultant d'une combustion, par exemple.

Cependant, l'initiative française soulève d'importantes difficultés de mise en oeuvre dans les entreprises. Le dispositif s'avère complexe et engendre de nombreuses questions, tant sur son interprétation que sur la gestion de la confidentialité.

L'UIC, tout en reconnaissant l'intérêt d'améliorer la traçabilité des utilisations des nanomatériaux, déplore que la France ait légiféré de façon isolée en créant un dispositif national difficilement compatible avec le cadre réglementaire européen qui régit le management des produits chimiques. Cela peut être à l'origine d'une distorsion de concurrence défavorable aux acteurs économiques localisés sur le territoire national.

T. M. : Au contraire, il faut saluer le dispositif de traçabilité pour les nanomatériaux qui vient d'être mis en place en France. Je pense que, devant les lacunes de la législation existante, ce répertoire et ceux qui vont vraisemblablement être adoptés dans d'autres pays européens sont vraiment utiles. Ils vont permettre aux autorités compétentes d'avoir de meilleures informations sur les nanomatériaux présents sur le marché et de réagir vite en cas de problème. Cela va également pousser les fabricants à être plus regardants sur ce qu'ils mettent sur le marché. En France, les industriels ont l'obligation de déclarer l'identité, les quantités et les utilisations prévues à partir de 100 grammes de nanomatériaux fabriqués, importés ou distribués par an. Les dispositifs mis en place dans les différents pays ne seront probablement pas exactement les mêmes, ce qui va obliger la Commission européenne à harmoniser les différents systèmes en proposant à terme un dispositif de traçabilité unique au niveau européen. D'un point de vue stratégique, c'est bien joué de la part des Etats membres les plus responsables. Quant à la distorsion de concurrence, c'est un argument que les industriels nous servent à chaque nouvelle législation. Il a été abondamment utilisé lors des négociations sur Reach, qui aujourd'hui est un règlement défendu par la plupart des industriels européens.

  • 1

    Instauré en 2007, le règlement européen Reach vise à encadrer l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et la restriction des produits chimiques.

  • 2

    European Chemicals Agency (en français : Agence européenne des produits chimiques). Cette structure est en charge de la gestion du dispositif Reach.