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Souffrance au travail : les consultations ne désemplissent pas

par Fanny Marlier / 22 août 2023

Des milliers de travailleurs victimes de troubles psychiques liés au travail se tournent aujourd’hui vers des consultations spécialisées. Une demande croissante à laquelle celles-ci tentent d’apporter des réponses, dans une démarche souvent pluridisciplinaire.

Un nombre de demandes de rendez-vous qui ne cessent d’augmenter, des collectifs de travail souvent brisés, des patients qui arrivent « grillés »... Un mal toujours systémique. Au sein des consultations en psychopathologie du travail, les patients s’accumulent et les délais s’allongent. Un tableau qui n’est pas près de s’éclaircir.
La croissance des troubles psychiques liés au travail est confirmée par les données du Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) enregistrées entre 2001 et 2017 (voir Repères). Sur cette période, 39,7 % des pathologies diagnostiquées comme en relation avec le travail sont d’ordre psychique. Surtout, le nombre de troubles recensés est passé de 292 en 2001 à 2 747 en 2017. Au sein des 30 centres de consultation de pathologies professionnelles (CCPP) répartis dans l’Hexagone, les troubles psychosociaux et du comportement sont les principaux motifs de prise de rendez-vous.

Première consultation en 1997

Marie Pezé avait anticipé le problème depuis longtemps. En 1997, cette psychologue clinicienne et psychanalyste ouvrait à Nanterre (Hauts-de-Seine) la toute première consultation dédiée à la souffrance au travail. Face à une demande exponentielle, d’autres consultations similaires ont vu le jour : on en dénombre actuellement 200 rassemblées dans le réseau Souffrance et travail, initié par Marie Pezé, pour un total de 1 000 patients suivis par an.
« Les demandes sont en constante augmentation, aucun secteur n’est aujourd’hui épargné, souligne Marie Pezé. Mais on observe des pathologies de plus en plus sévères, dues à des états de stress aigu, tels que des accidents vasculaires cérébraux, des infarctus et des pertes de fonctions cognitives. » Et la psychanalyste de dresser un terrible constat : « On fabrique de la folie. »
L’intensification, les objectifs inatteignables, le management brutal, le manque de collégialité, la mise au placard…. L’organisation du travail peut engendrer de graves troubles psychiques : anxiété, dépression, stress post-traumatique. Lesquels peuvent s’accompagner d’insomnies mais aussi déboucher sur des atteintes physiques : troubles musculosquelettiques, maladies cardiovasculaires... Autant de motifs qui poussent les travailleurs du secteur privé comme du public à se rendre aux consultations. Une démarche qu’ils ne font pas toujours d’eux-mêmes. Concernant les CCPP, seuls 6,7 % des salariés ont décidé de s’y rendre de leur propre initiative, selon les données de 2017. La plupart des patients ont été adressés par le médecin du travail (66 %) ou le médecin généraliste (17,9 %).

Des fonctionnements divers

Les différentes consultations coexistent avec des modes de fonctionnement divers, mais beaucoup se veulent pluridisciplinaires, réunissant des psychologues, des juristes, parfois des ergonomes ou des personnes spécialisées dans l’accompagnement de transitions professionnelles.
C’est le choix fait par Philippe Chétrit, psychologue clinicien et créateur en 2013 de la Maison du travail. « Le premier temps d’analyse des effets du travail sur la santé s’accompagne d’un second temps, s’appuyant sur différents acteurs pour la construction d’une stratégie, que ce soit d’aller vers des procédures juridiques ou non », détaille-t-il. Voyant de plus en plus de patients défiler dans son cabinet pour des questions liées à ce qu’ils vivent au travail, le psychanalyste a décidé de lancer une consultation spécifique après une formation en psychodynamique du travail auprès des fondateurs de la discipline : Christophe Dejours et Marie Pezé. Depuis une poignée d’années, lui et sa collègue Nadia Tighremt soignent de plus en plus de fonctionnaires de l’Education nationale. A la Maison du travail, on facilite les rencontres collectives afin que les patients prennent conscience que ces maux ne touchent pas une sphère en particulier, et leur enlever le poids de la culpabilité.
Une démarche partagée par la dizaine de membres bénévoles (inspecteurs du travail, psys, médecins du travail…) de la permanence « conditions de travail et santé » de la bourse du travail, à Paris, créée par Marie Pascual, médecin du travail à la retraite. En préambule, le flyer de présentation prend des allures de mantra : « Si d’autres collègues sont concerné-e-s, venez à plusieurs : ensemble nous sommes plus forts. » La permanence incite celles et ceux qui s’y rendent à solliciter leurs délégués du personnel.

« Agir dans l’entreprise »

« Nous cherchons à amener les gens autant que possible à agir dans l’entreprise pour prévenir les risques », insiste Marie Pascual, qui précise que plus de la moitié des personnes venant chercher de l’aide auprès d’elle finissent par rompre leur contrat de travail. Il revient ensuite à la permanence – composée de deux ou trois personnes – de les conseiller au mieux pour les différentes modalités existantes : négocier une rupture conventionnelle, entamer des démarches pour inaptitude professionnelle…
Bénévole à la permanence de la bourse du travail, le médecin du travail à la retraite Jacques Darmon n’apprécie guère l’usage de la formule consacrée de « souffrance au travail », lui préférant celle d’« exposition aux facteurs de risques psychosociaux », qui « renvoie moins à l'individualité des problèmes et plus à ses origines ». Une journée et demie par semaine, il intervient également auprès du centre de consultation de pathologies professionnelles et environnementales (CCPPE) de l’hôpital Hôtel-Dieu (Paris). Si lui s’occupe de la prise en charge des risques psychosociaux, le centre intègre également des dermatologues, pneumologues et ORL spécialistes des atteintes professionnelles.

Gérer à la fois le médical et le social

Le médecin estime que, pour 90 % des patients qui viennent le consulter, une déclaration de reconnaissance de maladie professionnelle est possible. Il insiste sur la nécessité d’une double prise en charge du patient : traiter sa santé psychique, mais aussi ses problématiques sociales. « Les personnes qui viennent me voir sont dans un état de santé psychique particulièrement altéré, auquel s'ajoutent des problèmes financiers terribles. » D’où l’importance de la présence d’une assistante sociale au sein du CCPPE pour faciliter, par exemple, l’obtention d’indemnités journalières.
Tous les professionnels interrogés sont très inquiets pour l’avenir de la santé des travailleurs. Selon une étude publiée en mai 2021 par la direction des statistiques du ministère du Travail (Dares), six actifs occupés sur dix déclarent être confrontés à des conflits de valeur dans leur travail. L’étude rappelant que, pour les plus exposés, le risque de déclarer un mauvais état de santé physique ou mentale est deux fois plus élevé que pour les salariés non exposés.

Repères
  • Les données chiffrées du Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) présentées dans l’article sont disponibles au sein d’un rapport de l’Observatoire national du suicide, publié en juin 2020 (voir la fiche 7). Les rapports d’activité plus récents du RNV3P ne mentionnent pas d’éléments précis et exhaustifs sur les motifs de consultation et nombres de pathologies recensées.