© Nathanaël Mergui/Mutualité française
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La souffrance au travail, souci intermittent des syndicats

par Rémy Ponge, sociologue, chercheur au laboratoire Professions, institutions, temporalités (Printemps) et au Laboratoire d'économie et de sociologie du travail (Lest) / avril 2019

Si, depuis 1945, la CGT puis la CFDT ont toujours reconnu les effets du travail sur la santé psychique, le traitement du sujet a été aussi irrégulier que modeste. Ce n'est qu'au début des années 2000 que les politiques confédérales en feront une priorité.

Les grandes mobilisations sociales ont rarement porté sur la santé des travailleurs. Pour autant, les syndicalistes n'ont pas négligé ce sujet. Au sein des directions confédérales CGT et CFDT, par exemple, tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, des conseillers ont été chargés de s'en occuper. Ils ont agi dans l'ombre des grandes revendications et des principales figures de leur organisation et se sont efforcés d'appréhender, souvent face à une vive opposition patronale, les effets du travail sur la santé, notamment psychique.

Au lendemain de la Libération, plusieurs instances de santé au travail - Sécurité sociale, médecine du travail, comité d'hygiène et de sécurité, Institut national de sécurité - sont mises en place qui transforment le rôle des organisations syndicales en ce domaine. Le champ scientifique et médical connaît lui aussi des évolutions. La "fatigue nerveuse" engendrée par le travail à la chaîne fait l'objet d'un nombre croissant de recherches, dans un contexte de généralisation des grandes industries et de bataille pour la production.

Au début des années 1950, Roger Mario, responsable confédéral CGT, s'appuie sur les travaux de médecins et scientifiques proches du mouvement ouvrier, tels que le médecin du travail Henri Desoille ou le psychiatre Louis Le Guillant, pour dénoncer les cadences infernales et la fatigue nerveuse des travailleurs à la chaîne. Cette critique constitue un moyen de mobiliser les travailleurs contre la politique productiviste de l'Etat et du patronat. La santé mentale devient ainsi un levier de mobilisation plus qu'un enjeu d'action à part entière. Relevant alors du secteur protection sociale, le traitement des questions de santé au travail se focalise principalement sur les accidents du travail et les maladies professionnelles. Or leur cadre légal, qui détermine les actions de la centrale, ne reconnaît pas la fatigue nerveuse, d'où l'effacement progressif de ce thème au milieu des années 1960.

Parallèlement, une autre histoire se dessine avec la création de la CFDT, en 1964. Des militants de la métallurgie s'interrogent sur les crises de nerfs dont sont victimes des ouvrières dans des usines où les risques "habituels" (charges lourdes, produits toxiques, chaleur, etc.) sont pourtant absents. Ils font alors appel aux ergonomes du Conservatoire national des arts et métiers pour comprendre ces situations. Les responsables confédéraux entament eux aussi une collaboration avec ces chercheurs, ce qui encourage l'intégration du thème de la fatigue nerveuse dans la politique confédérale sur les conditions de travail. L'intérêt de la CFDT pour ce sujet est par ailleurs renforcé par les mobilisations ouvrières qui auront pour point d'orgue Mai 68. Celles-ci critiquent fortement les conditions matérielles du travail, mais aussi les cadences à la chaîne qui "fatiguent nerveusement".

A l'aube de la décennie suivante, avec l'aide de Jean-Claude Dufour, un jeune économiste, la CGT réalise une grande enquête sur les conditions de travail et met en lumière la fatigue nerveuse dont souffrent particulièrement les travailleuses, employées des PTT ou vendeuses des centres commerciaux. Elle décide également de redynamiser son action sur les conditions de travail, qu'elle confie à un permanent, Lucien Chavrot, placé sous la responsabilité d'Henri Krasucki, chef du secteur revendicatif et futur secrétaire général de la centrale. Mais le traitement des troubles psychiques reste encore diffus. Ils sont ponctuellement dénoncés mais ne suscitent guère d'écho au-delà des espaces d'échanges entre chercheurs (économistes, psychiatres) et quelques responsables confédéraux, dont le Centre confédéral d'études économiques et sociales est le lieu privilégié. La CGT s'intéresse surtout aux transformations des modes de production capitalistes (automatisation, robotisation, etc.) et la fatigue nerveuse est bien souvent vue comme un problème féminin. A la CFDT, les difficultés à élaborer des actions syndicales à partir des savoirs ergonomiques et le développement de relations avec des sociologues, moins sensibles aux enjeux de santé psychique, entraînent peu à peu le délaissement de cette thématique au milieu des années 1970.

 

Un objet périphérique

 

Promulguées en 1982, les lois Auroux instaurent les CHSCT et donnent de nouveaux outils aux syndicalistes. A l'initiative de chercheurs, français et anglo-saxons, s'amorce un mouvement sans précédent de développement des savoirs sur les troubles psychiques, en particulier liés au stress et au burn-out. Mais il reste cantonné aux milieux scientifiques et militants (parmi les médecins du travail, notamment) et ne suscite pas d'actions publiques susceptibles de prévenir ou de réparer ces maux. De même, ceux-ci demeurent un objet périphérique au sein des directions confédérales. La CFDT se concentre sur la déclinaison des lois Auroux et, en cette période de déclin des effectifs militants, sur la syndicalisation. Côté CGT, face à la désindustrialisation et à la flambée du chômage, la défense de la santé des travailleurs est redéfinie en lutte contre les causes de dégradation des conditions de travail (flexibilité, précarité, individualisation des salaires, etc.). Cette lecture oriente l'action de la centrale vers la revendication de garanties collectives en matière d'emploi et de salaire. C'est sous l'impulsion des instances internationales au sujet du stress au travail que les responsables CGT se préoccupent de nouveau de la souffrance psychique au début des années 1990, mais cet engouement demeure modeste. En dehors des directions confédérales, des équipes militantes prennent néanmoins à bras-le-corps ces questions dans différents secteurs (EDF-GDF, hôpitaux, travail social, industrie...).

 

Dans le champ des CHSCT

 

A partir du milieu des années 1990, le thème de la souffrance au travail prend une visibilité nouvelle. Les parlementaires communistes et des associations de victimes se mobilisent contre des situations de harcèlement moral. La loi du 17 janvier 2002 inscrit dans le droit cette notion, en même temps que l'obligation pour les employeurs de garantir la santé physique mais aussi mentale de leurs salariés. Cette reconnaissance légale marque un tournant et fait entrer la souffrance psychique dans le champ des CHSCT. La CGT accompagne ce mouvement. Pour la première fois, un responsable politique est placé aux commandes de l'action confédérale sur la santé au travail. Il recrute un syndicaliste formé en psychologie du travail et s'implique pleinement sur ce sujet avec l'aide de plusieurs militants. A la CFDT, la priorité accordée à la syndicalisation et à la réduction du temps de travail place au second plan la souffrance au travail. Cependant, l'arrivée d'une nouvelle équipe confédérale en 2003, proche de scientifiques engagés de longue date sur ce sujet, conduit à un réinvestissement des questions de santé psychique, appréhendées de manière innovante.

Grâce à la mobilisation de nombreux acteurs, dont les syndicalistes, la souffrance au travail est, progressivement et difficilement, sortie de l'invisibilité sociale. Néanmoins, l'histoire menant à sa disparition reste encore à écrire.

En savoir plus
  • Pour ne plus perdre son esprit au travail. Sociologie historique d'une préoccupation syndicale pour la santé des travailleurs-ses(1884-2007), par Rémy Ponge, thèse de sociologie, université Paris-Saclay, 2018.