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« La sous-traitance invisibilise les risques industriels »

entretien avec Philippe Saunier, syndicaliste CGT
par Catherine Abou El Khair / 04 avril 2023

Auteur de Santé au travail et luttes de classes, publié en mars, Philippe Saunier souligne les dangers du recours élevé aux sous-traitants. Selon ce militant de la CGT chimie, soucieux de préserver la santé des salariés, les leçons d’AZF n’ont pas été retenues.

Pourquoi avoir écrit cet ouvrage ?
Philippe Saunier : A l’approche de la réforme des retraites, je voulais rétablir certains faits sur la santé des salariés à la soixantaine. A ces âges, la majorité des ouvriers ne sont plus en état de travailler ! Et, depuis 2014, l’espérance de vie ne progresse plus. Mon livre était aussi l’occasion d’exprimer le point de vue des militants syndicaux de terrain. Ils ont rarement la parole sur les questions de santé au travail et leur éclairage est souvent absent des ouvrages. Ce sujet est souvent accaparé par des observateurs extérieurs, qui insistent davantage sur des constats, orientés, plutôt que sur les causes des problèmes. La recherche scientifique demeure d’ailleurs lacunaire. Par exemple, l’espérance de vie selon les professions n’est pas analysée. En ce qui concerne les cancers, les études minorent la part des cas liés au travail tandis qu’on impute un peu trop facilement cette maladie à la consommation de tabac. Les registres de cancers n’indiquent pas la profession des malades. Mis à part quelques excellentes initiatives, comme celle du Giscop1 93 en Seine-Saint-Denis, on ne reconstitue pas assez les carrières professionnelles des victimes. Par ailleurs, le nombre de suivis post-professionnels en cas d’expositions à des risques est ridiculement faible.

En matière de risques industriels, vous estimez que la situation est « pire aujourd’hui qu’avant AZF ». C’est-à-dire ?
P. S. :
Depuis 2009, on constate une vraie régression au niveau des textes réglementaires encadrant les risques sanitaires et technologiques. En témoigne par exemple la suppression de la demande d’autorisation préalable au fonctionnement de certaines installations classées, qui empêche d’évaluer et d’anticiper les risques. Les comités locaux d’information et de concertation dans les sites Seveso ont été transformés en comités de suivi de site, sans pouvoir de décision ou d’investigation. Sous le quinquennat Hollande, la notice d’hygiène et sécurité2 a été supprimée alors qu’elle contraignait les employeurs à rendre compte de l’organisation du travail au sein des installations classées. Quelques jours avant l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, un rapport parlementaire proposait, au contraire, des mesures pour simplifier et accélérer la mise en œuvre des installations industrielles ! Dans les entreprises Seveso, les moyens de secours professionnels ont également reculé de manière importante, empêchant une réaction rapide en cas de crise.

Pourquoi alerter sur la sous-traitance ?
P. S. : Depuis vingt ans, nous réclamons son interdiction dans les industries à risques. Si cette pratique a marqué un temps d’arrêt après l’explosion de l’usine AZF de Total à Toulouse en 2001, elle s’est de nouveau intensifiée depuis une dizaine d’années. Dans le secteur de la chimie, la moitié des personnels sur site peuvent relever de sous-traitants ! Des activités dangereuses sont confiées à des sociétés extérieures non spécialisées. Leurs employés sont souvent mal formés. Des opérations de maintenance, elles aussi externalisées, se déroulent parfois sans supervision. Parce qu’elle évite aux entreprises de gérer directement des salariés, la sous-traitance invisibilise les risques industriels. On sait par exemple que l’incendie de Lubrizol s’est déclaré dans une partie du site où l’activité était sous-traitée et ne respectait pas les règles et pratiques classiques de gestion du risque incendie.

Écoute-t-on suffisamment les salariés et leurs élus sur les risques industriels ?
P. S. :
Ces derniers ne sont pas considérés comme des interlocuteurs légitimes, tant par les directions que par les autorités. Les sites industriels sont appréhendés par le prisme de la sécurité et non de la santé au travail. Le personnel est pris pour cible à travers des « fiches d’écart » qui organisent la délation. De leur côté, les salariés et leurs représentants n’osent pas toujours dire ce qu’il se passe sur leur lieu de travail. Engager une procédure de danger grave et imminent, c’est l’assurance d’entrer en conflit ouvert avec la direction ! Les ordonnances Macron de 2017 ont aggravé la situation, entraînant une baisse des compétences des élus en matière de santé au travail. La limitation à deux mandats et la suppression des CHSCT empêchent de capitaliser sur l’expérience acquise. Et quand vous divisez par trois le nombre de représentants du personnel, réaliser une enquête à la suite d’un accident ou de la déclaration d’une maladie professionnelle devient quasiment impossible.

  • 1Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle.
  • 2L’article R512-6 du Code de l’environnement a été abrogé par décret du 26 janvier 2017.