Le tableau noir de la souffrance des profs

par Isabelle Mahiou / janvier 2012

En octobre, une professeure s'immolait par le feu dans la cour de son lycée. Un acte qui a relancé la question de la souffrance des enseignants. Enquête sur un métier stressant, usant et mis à rude épreuve par les réformes récentes.

l est des signes qui ne trompent pas. Malgré la crise et le chômage, 46 % des enseignants aimeraient changer de carrière, selon un récent sondage du Syndicat des enseignants (SE) Unsa. Et dans l'enquête réalisée en 2009 par José-Mario Horenstein et Georges Fotinos pour la Mutuelle générale de l'Education nationale (MGEN)1 , 28 % songent souvent à changer de métier (16 % sont incertains) et 49 % estiment que leur formation ne les a pas préparés à leur travail actuel. " Ils ont toutes les raisons d'être épuisés ou proches du burn out : les conditions d'exercice du métier sont de plus en plus difficiles ", souligne Georges Fotinos Selon une étude antérieure de la MGEN2 , malgré leur " détresse professionnelle très élevée ", les enseignants ne présentaient pas de " surmorbidité psychiatrique ", grâce notamment à des mécanismes de compensation tels que les vacances ou une sociabilité bien organisée. En apparence, comme l'affirme Josette Théophile, directrice générale des ressources humaines de l'Education nationale, " les enseignants sont en bonne santé, il n'y a pas de signaux alarmants dans les statistiques ". Toutefois, sur l'année 2008-2009, 46 % ont été en arrêt maladie " ordinaire " pour une durée moyenne de 14 jours.

Repères

853 000 enseignants ont exercé, pour l'année scolaire 2009-2010, auprès de 12 500 000 élèves et apprentis répartis dans près de 65 700 écoles, collèges et lycées (y compris privés), selon les chiffres du ministère de l'Education nationale. Environ 20 000 professeurs non titulaires (contractuels ou vacataires) connaissent actuellement précarité et chômage.

" Plus compliqué de faire du bon travail "

Sur le terrain, les signaux sont au rouge. " On n'a pas de chiffres, mais il y a une grande souffrance, constate Elizabeth Labaye, secrétaire nationale du Syndicat national des enseignements de second degré (Snes-FSU). Cette souffrance s'exprime dans tous nos stages sur le travail. Et notre permanence santé sonne sans cesse. Ce n'est pas tant parce que les élèves sont pénibles ou que les parents ont des attentes fortes : la société a changé. Mais c'est plus compliqué de faire du bon travail. " " C'est un métier épanouissant, mais de nombreux freins empêchent de bien faire son travail ", abonde Michelle Olivier, secrétaire nationale du Syndicat national unitaire des instituteurs et professeurs des écoles (SNUipp-FSU). En cause, les nombreuses réformes qui secouent le monde de l'éducation. A commencer par celles qui touchent les contenus. " Pratiquement toutes les disciplines sont touchées, indique Dominique Cau-Bareille, maître de conférences en ergonomie à l'université Lyon 2. En économie, il est impossible de tout tenir, sauf à surfer sur les notions. En maths, on n'apprend plus à développer un raisonnement, on a une approche d'apprentissage par tiroirs... Les enseignants ont le sentiment de ne pas faire du "bon travail". " C'est aussi leur professionnalité qui est mise en question. " Quand le ministère fait pression pour imposer une méthode de lecture, il les considère comme des exécutants, estime Dominique Thoby, secrétaire nationale au SE-Unsa. On nie leur mission, leur inventivité. C'est une source de souffrance. " D'autant plus que le métier a souvent été choisi par vocation.

Même processus de négation de la spécificité du métier avec la généralisation de l'évaluation, qui " introduit dans l'Education nationale des critères de performance de type industriel dans une activité hautement qualitative, où la progression des élèves ne peut pas nécessairement se mettre en chiffres ", selon Dominique Cau-Bareille. Et ce jusqu'en maternelle, avec " de lourds protocoles faisant entrer une culture du résultat et donnant à l'écrit une place qui ne correspond pas aux logiques d'apprentissage et d'évolution des enfants à ce niveau ", relève Michelle Olivier Conséquence, " chacun tente de mettre la réforme à sa main et, dans les faits, se trouve toujours dans un entre-deux, avec un conflit de valeurs ", note Yves Baunay, animateur de l'Institut de recherche de la FSU.

L'introduction de l'aide individualisée, mise en place au nom de la réussite des élèves, est elle aussi mal vécue. " Cette évolution du métier peut créer des situations difficiles pour certains, habitués à assurer une gestion collective ", reconnaît Josette Théophile. D'autant plus que la gestion des deux objectifs, individuel et collectif, place chacun devant des dilemmes : qui aide-t-on ? ceux qui ont besoin d'un petit coup de pouce ? que faire avec ceux qui sont le plus en difficulté ? Et dans le primaire, la suppression des réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (Rased), qui permettait de faire prendre en charge ces derniers par des enseignants spécialisés, ferme la possibilité de trouver une réponse.

" Tenir malgré tout "

Toutes ces réformes créent une charge de travail en plus et des problèmes de gestion du temps, causant de la fatigue chez les enseignants et les élèves. Celle qui pèse lourd de ce point de vue est la suppression du samedi matin dans l'élémentaire. Elle réduit le temps d'enseignement et fait disparaître un temps de partage, avec les enfants et les parents, les collègues, qui permettait de régler des problèmes, d'apaiser des tensions... Pas sûr que cela arrange les relations avec les parents, avec lesquels il faut aussi être à l'écoute et justifier son action, alors que la confiance est moindre.

Si l'ensemble des enseignants sont exposés à des degrés divers à ces difficultés d'exercice du métier, les nouveaux, qui, depuis la " mastérisation ", passent directement des bancs de la fac à la classe, cumulent les handicaps. " C'est très difficile pour eux : ils se retrouvent dans le bain sans connaissance professionnelle ni pratique, avec une forte attente, et isolés, sans appuis ", explique Yves Baunay, qui anime un chantier avec des professeurs des écoles stagiaires (PES). Le tuteur a un rôle ambigu, puisqu'il conseille, mais aussi évalue le PES. " Ça débouche souvent, chez les stagiaires, sur une interrogation personnelle sur la capacité à faire ce métier et sur une quête épuisante de ressources pour essayer de faire un travail de qualité, mais il faut tenir malgré tout ", poursuit Yves Baunay. Car ils n'envisagent guère de faire autre chose. Durant l'année 2010-2011, sur 15 763 PES, 223 ont démissionné.

Les enseignants en fin de carrière ne sont pas épargnés. Le vieillissement s'ajoute à l'usure liée au travail. " Le coût du travail augmente de manière conséquente en fin de carrière, en dépit de l'expérience construite au fil du temps, observe Dominique Cau-Bareille. Beaucoup préféreraient continuer à temps partiel pour être plus sereins, mais la fin des dispositifs de cessation progressive d'activité et le recul de l'âge de la retraite leur imposent de "durer" en activité plus longtemps. Les nombreux départs précoces de l'enseignement devraient alerter les responsables de l'Education nationale quant à la nécessité de réfléchir sur ces métiers et sur les conditions de travail. "

C'est que le métier est bien particulier : " Etre en représentation permanente devant une assemblée en perpétuelle évolution, dans un cadre de travail contraint par les horaires et l'organisation, mobilise énormément de capacités et d'énergie ", assure Christine Ammouial, responsable du service qualité de vie au travail à la MGEN et ex-médecin de prévention à l'Education nationale. Le métier est impossible à exercer à moitié, et en même temps il est très solitaire. Difficile de parler entre collègues des problèmes qu'on rencontre. " Il y a une sorte de pudeur malsaine : la difficulté de l'autre renvoie à la sienne propre, analyse Dominique Cau-Bareille. Et la hiérarchie est rarement vécue comme un soutien. Les situations peuvent être dramatiques. Nombreux sont les enseignants en situation de détresse, qui continuent à travailler parce qu'ils savent qu'ils ne seront pas remplacés tout de suite. "

Pour prévenir cette souffrance des enseignants, José-Mario Horenstein et Georges Fotinos préconisent des pistes qui touchent au métier, telles que la pluridisciplinarité ; d'autres concernent l'organisation des établissements, de la discipline, du temps de travail... Quant aux syndicats, en première ligne face aux difficultés, " ils ont du mal à faire entendre le point de vue du travail, de la compétence, de la qualité ; les réformes, la plupart contestées, passent malgré tout ", note Dominique Cau-Bareille. La FSU, partant de la nécessité de repenser le travail, a mis sur pied un chantier spécifique. L'idée est d'" aller au plus près des situations singulières, s'ancrer dans le vécu et faire du collectif à partir de là ", précise Yves Baunay. Une démarche qui emprunte plusieurs directions, comme celle du chantier avec les PES, où les expériences se confrontent sur des questions très concrètes. Pour sa part, le SNUipp-FSU s'est engagé, lors de son dernier congrès, à animer une vaste réflexion autour du travail

Relancer les collectifs

Pour pouvoir peser sur la prévention des risques psychosociaux, les syndicats comptent aussi beaucoup sur la mise en place, en janvier, des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), aux attributions plus larges que celles des anciens CHS. " Il faut en faire une instance active et connue des collègues, qui pointe les risques, mène des enquêtes, pour déboucher sur des mesures ", considère Dominique Thoby. Il s'agit également de prendre appui sur l'élaboration du document unique d'évaluation des risques pour relancer des collectifs réfléchissant à l'organisation du travail dans les établissements. " Se demander ce qui est facteur de risque - l'organisation, l'emploi du temps, les classes surchargées... - est un moyen pour les collègues de s'approprier les choses ", soutient Elizabeth Labaye. Peut-être les CHSCT devront-ils aussi se prononcer sur le projet de réforme de l'évaluation annoncé par le ministère en novembre.

La grande pénurie des médecins de prévention

La médecine de prévention n'est pas le point fort de l'Education nationale. Sur les 80 recrutements annoncés en 2010, indique Josette Théophile, directrice générale des ressources humaines du ministère, " il en reste encore environ 40 à faire. Notre souhait est d'arriver à un réseau d'un médecin par département, plus un coordonnateur académique. Mais il y a un problème de pénurie, il nous faut travailler autrement, coopérer avec d'autres médecins, comme on le fait pour le bilan santé à 50 ans expérimenté avec la MGEN ". Il est recommandé aux recteurs de proposer à ces contractuels une rémunération alignée sur la grille du Cisme1 . Mais " il existe des disparités entre académies et la perspective de suivre 15 000 agents en rebute plus d'un !, note Sylvie, médecin de prévention. Dans la pratique, il faut cibler ses priorités : les urgences, les personnes nécessitant un suivi particulier, l'accompagnement des retours au poste ou reclassements, mais pas de visites systématiques ni prévention. " Certes, il existe tout un dispositif pour les personnes ayant des problèmes de santé : postes allégés (1 862 agents à la rentrée 2010), aménagés, adaptés pour les réorientations (2 734 possibilités d'affectation)... Mais, selon l'Unsa, le ministère est " dans l'incapacité de présenter un bilan sérieux de ce qui a bénéficié à nos collègues ". Pour les problèmes de santé mentale - 60 % des pathologies dans l'activité de Sylvie, qui observe une hausse des dégradations réactionnelles à la situation de travail -, les agents disposent du réseau PAS (pour " prévention, aide et suivi ") de la MGEN. Reste que, quand un prof ne peut plus faire classe, les possibilités de reclassement s'amenuisent, compte tenu des suppressions de postes, et ce dans toute la fonction publique.

  • 1

    Centre interservices de santé et de médecine du travail en entreprise.

  • 1

    " La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges. Le burn out des enseignants ". Résultats rendus publics fin 2011.

  • 2

    " Difficulté au travail, souffrance au travail, médicalisation ", Viviane Kovess-Masféty, Carmen Seidel et Christine Sévilla, séminaire sur le travail enseignant, Fondation MGEN pour la santé publique, 2006.

À lire
  • La souffrance des enseignants. Une sociologie pragmatique des enseignants, par Françoise Lantheaume et Christophe Hélou, PUF, 2008.