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Travail dissimulé : les juges européens ne se laissent pas berner

par Martine Rossard / 18 juin 2020

La fraude au détachement de salariés constatée sur le chantier de l’EPR à Flamanville n’a pas été remise en cause par l’arrêt rendu le 14 mai dernier par la Cour de Luxembourg. La manœuvre tentée par les entreprises condamnées en France a échoué.

Bien tenté, mais non ! Présenter un formulaire « A1 » d’affiliation au régime de sécurité sociale d’un pays de l’Union européenne n’exonère pas du respect du droit du travail dans un autre pays de l’Union. Trois entreprises condamnées en France pour travail dissimulé ont échoué à obtenir que ce document, délivré à l’employeur détachant du personnel, entrave l’application de la législation nationale du travail. En l’occurrence, qu’il neutralise les poursuites pour dissimulation d’emplois de quelque 400 travailleurs roumains et polonais, entre 2008 et 2012, sur le site EDF de construction de l’EPR à Flamanville (Manche). La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dans un arrêt du 14 mai 2020, a rappelé que le certificat de détachement s’impose au pays d’accueil « uniquement en matière de Sécurité sociale ». Et n’est donc pas opposable au Code du travail français et à l’obligation de déclaration préalable à l’embauche (DPAE).

Une procédure longue et inadaptée

Dans sa réponse à la question préjudicielle posée par la Cour de cassation, la CJUE demande toutefois à cette dernière de déterminer si la DPAE vise bien à garantir le respect des conditions légales d’emploi et de travail. La CJUE avait précédemment forgé une jurisprudence, très critiquée, selon laquelle les juges nationaux ne peuvent invalider un certificat de détachement mais doivent, en cas de soupçon, en demander l’annulation au pays émetteur, puis à une commission administrative, puis à la Cour. Une procédure longue et inadaptée face à la très imaginative palette de contournement des règles européennes et aux multiples violations de l’égalité de traitement promise aux travailleurs détachés par une directive de 1996. Un enjeu de taille en France où 588 128 déclarations de détachement (hors transports) ont été enregistrées en 2018, en hausse de plus de 10 % par rapport à 2017, sans compter quelque 200 000 à 300 000 salariés détachés non déclarés.
A l’issue d’une longue enquête menée par plusieurs services de contrôle, l’entreprise roumaine Elco et la société d’intérim chypriote Atlanco, volatilisée depuis, avaient été condamnées pour fraude au détachement et travail dissimulé. Elles n’avaient pas d’activité significative dans leur pays de domiciliation et n’avaient recruté du personnel que pour les envoyer à Flamanville. Leurs donneurs d’ordres français Bouygues Travaux publics et Welbond Armatures avaient été reconnus coupables de recours au travail dissimulé. La Cour d’appel de Caen, en 2017, avait écarté leur demande de sursis à statuer et de saisine en interprétation de la CJUE, soulignant que l’affaire relevait avant tout du droit pénal du travail et ensuite seulement de l’application des règles de Sécurité sociale. Les trois sociétés s’étaient pourvues en cassation malgré la modestie de leur condamnation pénale. Amendes peu dissuasives (entre 15 000 et 60 000 euros). Pas de peine complémentaire d’exclusion des marchés publics (pendant 5 ans maximum). Dommages et intérêts inexistants pour les travailleurs détachés et minimes pour la CGT, parties civiles. Me Flavien Jorquera, avocat de la CGT, avait pourtant dénoncé dans ses conclusions « un véritable système organisé de violation du droit social » et chiffrait à 3,6 millions d’euros sur trois ans le montant des cotisations sociales éludées.

Aucune cotisation sociale

Le ministère du Travail n’a pas répondu à nos demandes de commenter la décision de la Cour européenne. Mais, Hervé Guichaoua, juriste spécialisé et ancien directeur du Travail au ministère, salue cette décision « qui n’ajoute pas à la fragilisation du dispositif juridique de lutte contre le travail illégal et le dumping social ». Me Wladislaw Lis, avocat de 49 intérimaires polonais, se félicite pour sa part de voir reconnue la compétence des juges du fond. Il déplore cependant l’absence de l’Urssaf dans la procédure pénale malgré l’affiliation à la Sécurité sociale française ordonnée par les prud’hommes et en appel. Atlanco n’avait versé aucune cotisation sociale, ni en Pologne, ni à Chypre et avait occulté les accidents du travail. L’organisation professionnelle de l’intérim, Prism’emploi, juge quant à elle la décision rassurante face à la concurrence déloyale exercée par les détachements frauduleux : « L’arrêt conforte notre position de partie civile dans les affaires mettant en cause une entreprise de travail temporaire étrangère », déclare sa responsable des affaires européennes, Mathilde Bonnichon. « Cette affaire montre les limites des sanctions pénales en vigueur à la date des faits. Depuis, la loi a prévu des sanctions administratives lourdes en cas de détachement frauduleux, notamment l’amende administrative de 4 000 euros par salarié avec un plafond à 500 000 euros », ajoute-t-elle. Des failles déjà pointées par la Cour des comptes dans son rapport annuel de 2019, qui dénonçait des fraudes organisées « à partir de la France » et des sanctions pénales « peu nombreuses et peu dissuasives ». Elle s’étonnait du faible recours aux peines de prison prévues en cas de travail dissimulé et appelait à « un recours plus large » aux suspensions d’activité et fermetures de site pour sanctionner les fraudes au détachement.