Le travail, invité trop discret de la campagne électorale

par Serge Volkoff statisticien / janvier 2017

Les résultats des enquêtes sur les conditions de travail et leurs effets sur la santé sont peu brillants et incitent à espérer une politique du travail. Las ! La plupart des candidats à la présidentielle ont omis d'inscrire ce thème dans leur programme.

de rares exceptions près - qu'on ne va pas souligner ici -, les candidats à la prochaine élection présidentielle, ou aux primaires qui la précèdent, laissent à l'arrière-plan les questions du travail. Quand elles sont évoquées, c'est sous un angle comptable : le niveau du chômage, le "coût" du travail ou des licenciements, la durée hebdomadaire, les années de cotisation pour la retraite, sans oublier le compte pénibilité, que certains ont pris pour cible. Du travail lui-même, ses conditions, ses effets sur la santé, les marges d'action de celles et ceux qui le réalisent, voire la qualité de ses résultats, il est peu question.

Pas de recul des contraintes et nuisances

La période se prête pourtant à ce qu'on développe sur ce sujet la réflexion et l'action politiques, ne serait-ce qu'en explorant deux champs de connaissances, fondamentaux pour elles, ou qui devraient l'être : l'histoire et la géographie.

Une médecine du travail empêchée
Nathalie Quéruel

"On peut largement craindre que la réforme de la médecine du travail portée par la loi El Khomri ne fasse que détériorer encore plus la capacité de cette institution à peser sur la prévention des risques professionnels et sur l'accompagnement des salariés en difficulté. Ce n'est pas la suppression de la visite d'aptitude à l'embauche qui m'inquiète le plus, car l'efficacité d'un examen médical standard systématisé est discutable. Toutefois, ce premier rendez-vous avec le médecin du travail était l'occasion d'un échange sur le travail, sur la santé du salarié et sur ses droits. C'était un moyen de créer un climat de confiance dans le secret du cabinet médical. Chose d'autant plus essentielle que le médecin du travail n'est pas choisi par le salarié. En revanche, bien plus redoutables sont les nouvelles modalités de contestation des avis d'aptitude ou d'inaptitude du médecin du travail : elles risquent de dissuader les salariés d'y avoir recours. Or il est nécessaire de garantir la possibilité d'un réexamen juste et sérieux d'un avis d'aptitude ou d'inaptitude qu'un salarié considère comme discutable. Son contrat de travail est en jeu."

L'histoire, d'abord. La relative indifférence du débat politique aux questions du travail pourrait laisser penser que le gros des problèmes, dans un pays comme le nôtre, appartiendrait au passé. Une idée courante est, par exemple, celle d'un recul des contraintes et nuisances physiques. La diminution du nombre d'ouvriers de l'industrie, la mécanisation, l'automatisation auraient raréfié les expositions corporelles. Or les effectifs industriels ont diminué mais restent importants ; et parmi les métiers du "tertiaire" figurent les professions du nettoyage, du soin ou de la grande distribution, où l'effort physique et l'exposition au bruit ou aux toxiques sont très répandus. Par ailleurs, si les machines et les automates ont supprimé des tâches pénibles, leur usage peut s'avérer moins confortable qu'on ne l'imaginait. Les résultats d'enquêtes constituent ici d'utiles rappels à l'ordre. Selon l'enquête Sumer1 , 34 % des salariés étaient en 2010 exposés à un produit chimique dans leur travail, et 13 % à des solvants ; à un ou deux points près, ces proportions n'avaient pas bougé depuis les éditions 1994 et 2003 de l'enquête. De son côté, l'enquête nationale Conditions de travail2 de 2013 a pointé 35 % de salariés en postures pénibles, 41 % portant des charges lourdes, 16 % exposés aux secousses ou vibrations, tous ces pourcentages étant plutôt en augmentation à long terme.

"Les politiques d'emploi doivent s'intéresser au travail"
Nathalie Quéruel

"Les politiques d'emploi se sont peu intéressées au travail ; pourtant, elles gagneraient à le faire pour récupérer des leviers d'action. Ainsi, l'analyse usuelle des offres non pourvues considère que celles-ci tiennent à un défaut de compétence des personnes ou à un manque d'information sur leur disponibilité. La solution privilégiée est alors de renforcer la formation des chômeurs dans une logique d'adéquation ou de construire des outils visant à améliorer la "transparence du marché du travail". Or l'étude des offres vacantes montre qu'elles émanent souvent d'entreprises qui ont un fort turn-over et offrent de mauvaises conditions de travail. Les accompagner en questionnant leur organisation du travail constituerait un levier plus efficace pour les aider à recruter. Autre illustration, les contrats aidés. On sait désormais qu'il ne suffit pas de mettre les gens en emploi pour enclencher une trajectoire d'insertion favorable ; la nature du poste occupé et l'environnement proposé jouent beaucoup. Heureusement, certaines pratiques expérimentales intègrent la question du travail et commencent à obtenir des résultats. Il reste maintenant à les développer."

Selon un autre thème en vogue, l'élévation des qualifications et des responsabilités s'accompagnerait d'un enrichissement intellectuel et d'une extension du pouvoir d'agir, avec des effets positifs sur la santé et le bien-être. Les enquêtes statistiques à nouveau, mais aussi les études de terrain et l'expérience quotidienne des acteurs concernés, amènent à nuancer ce jugement. Elles rendent compte d'un mouvement général d'intensification du travail, avec le cumul croissant de différentes contraintes de rythme pour un même travailleur : en trente ans, dans les enquêtes nationales, la proportion de salariés dont le rythme de travail est marqué par au moins trois contraintes différentes (par exemple : délais courts + cadence des collègues qu'il faut suivre + client à satisfaire immédiatement) est passée de 6 % à 35 %. Dans ce contexte, il peut certes y avoir un appel à l'autonomie, un recul de la routine, mais la pression temporelle réduit l'espace des choix possibles dans la réalisation de la tâche. Elle resserre les possibilités de se concerter avec des collègues, de préparer ses tâches, d'apprendre, de transmettre ses savoirs à d'autres. Cette évolution a de multiples conséquences sur la santé physique et psychique, avec une forte diversité entre les individus. Dans ce domaine non plus, l'amélioration ne va pas de soi.

La France, cancre de l'Europe ?

La géographie, à présent. Les comparaisons entre pays, même s'il faut les examiner prudemment, sont intéressantes, car elles s'opposent aux points de vue fatalistes selon lesquels les fortes contraintes dans le travail seraient inévitables, rançon de la compétition économique internationale - un propos qu'on entend chez des acteurs de divers bords, selon qu'il s'agit de condamner ce modèle ou de s'en accommoder. Or, que le dumping social et les délocalisations contribuent à dégrader les conditions de travail ne fait pas de doute, mais ni cette tendance ni les situations auxquelles elle aboutit ne sont uniformes. Revenons aux statistiques et voyons ce qu'il en est dans les pays d'Europe.

Donner place au conflit des points de vue dans l'entreprise
Nathalie Quéruel

"Il est démontré que les nouvelles formes d'organisation du travail sont à l'origine de risques psychosociaux. A entendre certains représentants politiques considérer le travail uniquement comme force productive, et pas comme oeuvre de civilisation qui transforme les hommes et les femmes, il y a de quoi s'inquiéter. Le travail engage ceux et celles qui le font et leur santé en dépend. Que faire face aux personnes qui, quotidiennement, se défendent de ce qui les fait souffrir dans le travail ? Il faut leur permettre de restaurer leur pouvoir d'agir, en réhabilitant le réel et la conflictualité inhérente au travail. Or le mettre en débat ne se décrète pas, il ne suffit pas d'asseoir les différents acteurs autour d'une table. Cela suppose d'institutionnaliser le conflit en invitant chacun à faire un pas de côté pour changer ses représentations et appréhender la complexité du prescrit et du réel. C'est donner place au conflit, non celui qu'on connaît trop dans le dialogue social rodé des entreprises, mais celui des points de vue, sur les critères de l'évaluation de la performance et du travail bien fait notamment."

La Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail (Eurofound, dite "Fondation de Dublin") mène tous les cinq ans, depuis 1990, une enquête sur les conditions de travail dans les pays de l'Union, avec des échantillons de 1 000 à 3 000 personnes par pays. La dernière a eu lieu en 2015 (voir "Sur le Net"), et la France n'y fait pas bonne figure : avant-dernière (avant la seule Roumanie) sur l'indice "environnement physique sain" ; 22e sur 28 en matière d'intensité du travail ; 22e aussi sur l'indice de "qualité du management" (telle que perçue par les salariés). Sur d'autres aspects, comme la conciliation entre vie de travail et vie familiale ou le développement des compétences, la position de la France est moins défavorable, sans pour autant qu'elle apparaisse en tête de tableau. Vers la fin du questionnaire figure cet item : "L'organisation pour laquelle je travaille me motive à donner le meilleur de ce dont je suis capable dans le travail", avec des réponses échelonnées de la totale approbation au total désaccord. La France se situe ici à la 19e place, devant la Grèce et plusieurs pays de l'ex-bloc de l'Est, mais derrière tous les autres. Un constat qui vaut d'être médité, justement au regard des enjeux de performance dans la concurrence internationale.

Un déterminant des politiques sociales

Il n'y a donc ni amélioration naturelle ni fatalité de la dégradation. Ces deux constats devraient légitimer l'expression d'une volonté d'agir. Il y a place pour une "politique du travail", dont on peut rappeler les principales composantes, sans les développer ici : la réglementation bien sûr, mais aussi les dispositifs de négociation et de débat dans l'entreprise ; les sanctions ou au contraire les aides financières ; l'accompagnement et le conseil ; la formation des acteurs ; les cahiers des charges des commandes publiques. Sans oublier la responsabilité directe de l'Etat et des collectivités territoriales en matière de conditions de travail de leurs propres salariés.

"Permettre aux salariés d'exprimer leurs savoir-faire"
Nathalie Quéruel

"L'objectif de développer la formation tout au long de la vie est loin d'être rempli. Plus les salariés avancent en âge, moins ils ont accès à la formation. Et les ouvriers ont moins de chances de se former à tout âge que les cadres. Quel rôle peut jouer le travail pour valoriser l'expérience acquise et favoriser le développement des compétences ? L'intensification du travail rogne les temps nécessaires au partage de l'expérience avec les collègues, ce qui nuit à la performance générale et à la santé des salariés. Il s'agirait de reconsidérer les organisations du travail : d'une part, pour que le milieu professionnel permette aux salariés d'exprimer leurs savoir-faire au quotidien, ce qui n'est guère le cas aujourd'hui, tant le travail et les manières de faire sont fortement standardisés ; d'autre part, pour que l'environnement favorise des opportunités de découverte susceptibles d'accroître son potentiel. Via des forums ou wikis internes dans les entreprises, les nouvelles technologies offrent des moyens originaux de partage des savoirs professionnels. Mais ces outils manquent encore de pertinence, car pas assez pensés en lien avec les besoins des salariés. De plus, les conditions de travail ou d'évaluation individuelle contrarient souvent l'objectif de transmission."

En outre, hors de ces politiques dédiées aux conditions de travail, bien d'autres orientations politiques et sociales gagneraient à être pensées en prenant celles-ci en compte. Peut-on sans cela choisir en connaissance de cause une politique de santé publique, une réforme des retraites, une architecture des normes de négociation, une perspective de transition énergétique, un objectif de croissance ? Quand il sera temps de voter, au printemps prochain, ces questions seront peut-être restées en suspens, et c'est navrant.

"Privilégier une approche globale des risques"
Nathalie Quéruel

"On peut se féliciter que le droit de l'hygiène et de la sécurité dans les entreprises évolue vers un droit de la santé au travail. En 2002, la santé mentale a ainsi été inscrite dans le Code du travail ; la réforme des retraites de 2014 a complété les dispositions en matière de pénibilité ; la loi sur le dialogue social de 2015 a imposé l'obligation de négocier sur la qualité de vie au travail. L'instauration de l'obligation de sécurité de résultat par la jurisprudence amiante de 2002 a aussi constitué un tournant en instituant une logique de prévention. Outre l'évolution sémantique, il revient toujours à l'employeur de démontrer qu'il a engagé en amont des actions pour protéger la santé des salariés. Pour autant, ces évolutions, en déconnectant les sujets les uns des autres, ne privilégient pas encore une approche globale des risques en entreprise (professionnels, environnementaux, industriels ou de santé publique). La législation récente s'emploie, par exemple, à détailler les compétences techniques des médecins du travail ou des CHSCT, alors qu'il serait préférable de consacrer leur mission générale de prévention."

  • 1

    Enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels, pilotée par la direction générale du Travail et la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail et menée par des médecins du travail.

  • 2

    Egalement pilotée par la Dares.

En savoir plus
  • La 6e enquête européenne sur les conditions de travail a donné lieu à un rapport intitulé Sixth European Working Conditions Survey. Overview report, téléchargeable sur le site de la Fondation de Dublin : www.eurofound.europa.eu, rubrique "Publications".