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« Le travail reste un angle mort de la représentation officielle des inégalités de santé »

entretien avec Annie Thébaud-Mony, Sociologue
par Clotilde De Gastines / 20 juillet 2021

Dans un livre au titre musclé, « Politiques assassines et luttes pour la santé au travail - Covid-19, cancers professionnels, accidents industriels », Annie Thébaud-Mony, directrice de recherches honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) revient sur près de 40 années de mobilisation autour des cancers professionnels, tout en livrant une analyse affutée des tumultes contemporains.

Votre parcours de sociologue vous a amenée à arpenter des centaines de terrains différents. Comment avez-vous « franchi le pas » vers la santé au travail ?
Annie Thébaud-Mony : A mes yeux, celle-ci est un champ à part entière de la santé publique. Au début de ma carrière, ma thèse d’état sur les besoins et les politiques de santé – dont les inégalités face à la tuberculose et les différences d’accès aux soins étaient une dimension importante – m’a permis de comprendre que le travail était un angle mort de la représentation officielle des inégalités de santé… et le reste !
Progressivement, alliant analyse sociologique et engagement dans des réseaux citoyens, j’ai accompagné des personnes qui souffraient de cancers professionnels liés à l’amiante, aux rayonnements ionisants ou aux pesticides, dans leurs démarches de reconnaissance en maladie professionnelle. Nous étions convaincus, avec Henri Pézerat [toxicologue, chercheur au Centre national de la recherche scientifique, NDLR], que les dysfonctionnements du système de réparation ne sont pas seulement conjoncturels. La lutte contre les atteintes à la santé liées au travail – en particulier les cancers – représente un véritable défi pour la santé publique mais aussi un enjeu de démocratie dans le travail.

Le gouvernement a justement annoncé l’ouverture d’un chantier sur la réglementation du risque chimique en septembre. Qu’en pensez-vous ?
A.T.-M. : De qui se moque-t-on ? Le gouvernement d’Emmanuel Macron s’est acharné à supprimer la traçabilité des risques chimiques. Au début du quinquennat, la refonte du compte pénibilité, transformé en compte professionnel de prévention (C2P), a fait disparaître l’obligation pour l’employeur de retracer les expositions à des agents chimiques dangereux de chaque salarié. Ce sont aussi les ordonnances Macron, en 2017, qui ont supprimé les CHSCT. Le recours à une expertise pour risque grave est devenu particulièrement difficile.
Du fait de l’effacement des traces, de l’absence de mémoire des expositions, toute démarche pour aller en justice devient extrêmement difficile. Ainsi, comment prouver la faute inexcusable de l’employeur ou même la mise en danger d’autrui dans des cas avérés de non-respect des règles en vigueur ?

Dès lors, comment construire la prévention sur les risques chimiques ? Dans le rapport de force ?
A.T.-M. : De mon point de vue, tous les sujets de prévention passent par la reconnaissance de l’expérience des travailleurs et des collectifs de travail. Mais pour cela, il faut leur permettre d’accéder à des savoirs. Or l’information est en quelque sorte « interdite ». Toute personne, salarié ou syndicaliste, qui ose rechercher le soutien de chercheurs, d’experts indépendants des industriels ou de professionnels de santé, est immédiatement discriminée, quel que soit son secteur d’activité. Avec l’amiante, les travailleurs et travailleuses, organisés en collectifs, ont pu soulever des montagnes ! Au niveau individuel, pour ceux qui accèdent à la reconnaissance en maladie professionnelle, l’enjeu n’est pas seulement l’indemnisation à laquelle ils ont droit mais le fait de contribuer à ce que les expositions professionnelles aux cancérogènes s’arrêtent.

Avez-vous de l’espoir tout de même ?
A.T.-M. : Je constate que les luttes se poursuivent : celle des soignants et soignantes, bien sûr, dans la défense de l’hôpital public, celles plus récentes autour des accidents industriels de Lubrizol et de Notre-Dame de Paris. Dans les nombreux débats auxquels j’ai participé lors de la diffusion du documentaire de Pierre Pézerat, Les Sentinelles, (voir cet article de Santé & Travail), j’ai été impressionnée par le nombre d’initiatives locales. Je peux prendre l’exemple de projets qui, à partir de démarches d’agriculture biologique, se révèlent beaucoup plus radicaux et plus innovants qu’une simple production agricole ; ils génèrent de nouveaux systèmes de distribution, de nouvelles solidarités, qui mettent en évidence le travail de chacun et font société.
Si le gouvernement veut s’attaquer de façon sérieuse au risque chimique, il faudrait commencer par interdire immédiatement tous les pesticides de synthèse en soutenant les agriculteurs pour qu’ils assurent leur transition au mieux. L’Association Henri Pézerat et plusieurs collectifs citoyens, paysans ou non, portent cette revendication.