© Sylvain Robin/AdobeStock
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Travail uberisé : l’Europe penche vers le salariat… pas la France

par Michel Miné, professeur du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), titulaire de la chaire droit du travail et droits de la personne. / avril 2022

A la suite de plusieurs décisions de justice reconnaissant le statut de salarié aux travailleurs des plateformes numériques, la Commission européenne propose une directive actant le principe d’une présomption de salariat. La France défend une autre orientation.

Les travailleurs œuvrant pour les plateformes numériques, notamment les livreurs de repas à domicile, sont exposés à la précarité et à des conditions de travail difficiles. Dans plusieurs Etats européens, la concrétisation de certains risques professionnels au sein de cette population est à l’origine de contentieux, en particulier à la suite d’accidents du travail survenus sur la route. Ces contentieux, liés à l’absence de protection sociale adaptée, motivent des évolutions juridiques, toujours en cours, dans plusieurs pays, avec une tendance à la reconnaissance du statut de salarié pour les travailleurs des plateformes. Une option que la France semble vouloir contourner.
Ainsi, en Italie, le parquet de la ville de Milan, à la suite de nombreux accidents de circulation impliquant des cyclistes, a fait procéder à des enquêtes. Celles-ci ont révélé qu’il s’agissait en grande partie de livreurs de repas à vélo. Le 24 février 2021, le parquet a enjoint aux plateformes Just Eat, Deliveroo, Uber Eats et Foodinho-Glovo de procéder à la requalification de leur relation avec les livreurs, afin qu’ils bénéficient de la réglementation encadrant le « rapport de travail subordonné », notamment des mesures en matière de santé et de sécurité au travail.
D’autres tribunaux locaux ont pris des décisions de requalification en contrat de travail (tribunal de Palerme, 24 novembre 2020). Des initiatives législatives destinées à apporter une meilleure protection à ces travailleurs sont en cours d’examen.

Présomption d’emploi en Espagne

En Espagne, dans un arrêt de 2020 concernant le travailleur d’une plateforme, la Cour suprême a jugé nécessaire d’adapter la définition de la dépendance économique et de la subordination juridique aux évolutions technologiques : systèmes de contrôle, algorithmes, géolocalisation, etc.
Avec cette approche et sur la base du critère de l’intégration du travailleur dans un service organisé par la plateforme, la Cour a requalifié la relation commerciale en contrat de travail. Suite à cette jurisprudence, et après un accord conclu le 10 mars 2021 entre le gouvernement et les organisations professionnelles, patronales et syndicales, un décret-loi du 11 mai 2021 est venu compléter le statut des travailleurs. Il prévoit une « présomption d’emploi dans le domaine des plateformes de livraison numériques ». En cas de contentieux, les travailleurs sont présumés salariés et peuvent bénéficier des garanties du droit du travail et de la protection sociale.
En Allemagne, la Cour fédérale du travail, dans un arrêt du 1er décembre 2020 sur un contentieux opposant un travailleur à une plateforme, lui a reconnu le statut de salarié, en procédant à une appréciation globale des conditions d’exercice de son activité.
Un projet gouvernemental, annoncé en novembre 2020, sur le « travail équitable dans l’économie de la plateforme », tend à faire bénéficier les travailleurs concernés d’une meilleure protection sociale, avec une couverture par le régime d’assurance des accidents du travail. Ce projet pourrait être mis en œuvre par la nouvelle coalition au pouvoir.
Au Royaume-Uni enfin, la Cour suprême, après avoir analysé différents paramètres de l’organisation du travail des chauffeurs Uber, a estimé en 2021 qu’ils devaient être considérés comme des « travailleurs », statut intermédiaire entre salariés et travailleurs indépendants.
Celui-ci leur permet de bénéficier de certains droits prévus par la législation britannique, comme la durée maximale du travail, les congés payés et le salaire minimum. Il induit également la mesure du temps de travail. Pour la Cour, ce dernier ne se limite pas aux périodes pendant lesquelles les chauffeurs Uber conduisent des passagers à leur destination ; il inclut toute période pendant laquelle le conducteur est connecté à l’application, présent sur le territoire où il est autorisé à opérer, prêt et disposé à accepter des voyages.

Le « principe de primauté des faits »

Dans ces différents pays, les jurisprudences s’appuient sur une analyse du travail réel, conformément au « principe de primauté des faits » du droit européen. Selon ce dernier, la détermination de l’existence d’une relation de travail dépend des conditions effectives d’exécution du travail et non de la caractérisation de la relation par les parties. Afin de cadrer un peu plus les choses, le Parlement européen a plaidé, dans un rapport adopté en 2019, « en faveur d’une action forte de l’Union pour lutter contre la qualification erronée du statut professionnel », en invitant la Commission européenne à mettre en œuvre une présomption réfragable de relation de travail pour les travailleurs des plateformes.
Une orientation suivie par la Commission européenne dans son projet de directive « relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme », formulé le 9 décembre 2021. Ce texte établit une présomption légale de relation de travail entre une personne exerçant une activité via une plateforme et cette dernière, dès lors qu’elle contrôle certains aspects de l’exécution du travail.
Selon la Commission, les actions de requalification devraient amener « entre 1,72 et 4,1 millions de personnes à être requalifiées en travailleurs salariés » au sein de l’Union européenne. Le projet prévoit par ailleurs une « surveillance humaine des systèmes automatisés ».
Et en France ? En cas de contentieux sur la nature de la relation entre un travailleur et une plateforme, il revient au juge d’établir la véritable qualification du contrat, qui est d’ordre public et ne peut dépendre de la seule volonté des parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention.

La France à contre-courant

Là encore, l’existence d’une relation de travail salariée dépend des conditions réelles dans lesquelles l’activité est exercée. Dans une décision du 28 novembre 2018, la chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi requalifié la relation commerciale d’un livreur de repas avec la plateforme Take Eat Easy en contrat de travail. Dans un autre arrêt du 4 mars 2020 concernant un chauffeur de la plateforme Uber, la Cour de cassation a affirmé que « le statut de travailleur indépendant du chauffeur était fictif », avec divers motifs : travail réalisé au sein d’un service organisé dont la plateforme détermine unilatéralement les conditions d’exécution, impossibilité pour le chauffeur de décider librement de son organisation révélant un lien juridique de subordination, etc.
Des jurisprudences dont l’Etat français semble vouloir limiter la portée, en développant une politique à contre-courant des évolutions observées ailleurs en Europe. Depuis la loi du 8 août 2016 « relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels », dite « loi Travail » (Valls-El Khomri), les gouvernements successifs ont choisi de maintenir les travailleurs des plateformes dans un statut d’indépendant, en recherchant une troisième voie pour éviter le salariat. Cette loi prévoit ainsi une « responsabilité sociale » minimaliste des plateformes à l’égard des travailleurs (articles L. 7341-1 à L. 7345-6 du Code du travail). A titre d’exemple, la plateforme prend en charge, dans la limite d’un plafond, la cotisation à une assurance couvrant le risque d’accidents du travail, si le travailleur décide d’y souscrire.
La loi du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités (LOM) a introduit également des dispositions concernant les travailleurs des plateformes exerçant une activité de « conduite d’une voiture de transport avec chauffeur » ou de « livraison de marchandises au moyen d’un véhicule » (art. L. 7342-8 à L. 7345-6 du Code du travail). La plateforme « peut établir une charte déterminant les conditions et modalités d’exercice de sa responsabilité sociale, définissant ses droits et obligations ainsi que ceux des travailleurs avec lesquels elle est en relation ». Cette charte doit préciser les mesures visant « à améliorer les conditions de travail » et « à prévenir les risques professionnels », ainsi que « le cas échéant, les garanties de protection sociale complémentaire (…) dont les travailleurs peuvent bénéficier ». Cette charte peut être homologuée ou non par le ministère du Travail.
Dans une décision du 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel avait abrogé certaines dispositions prévues initialement par cette loi, car elles visaient à faire échec à la requalification de la relation en contrat de travail : « Les dispositions contestées permettent aux opérateurs de plateforme de fixer eux-mêmes, dans la charte, les éléments de leur relation avec les travailleurs indépendants qui ne pourront être retenus par le juge pour caractériser l’existence d’un lien de subordination juridique… »

Eviter la requalification en contrat de travail

En dernier lieu, une ordonnance du 21 avril 2021 est venue rajouter des mesures pour encadrer le dialogue social au sein des plateformes numériques. Selon l’étude d’impact du projet de loi de ratification de l’ordonnance, datée du 12 juillet 2021, « les dispositions envisagées visent à garantir que les travailleurs des plateformes de la mobilité exercent leur activité dans les conditions du travail indépendant. L’objectif est ainsi de limiter les risques de requalification de leur contrat commercial en contrat de travail (…) ». La loi du 7 février 2022 ayant ratifié l’ordonnance, ses dispositions figurent maintenant dans le Code du travail (art. L. 7343-1 à L. 7343-20).
En dépit des efforts de l’exécutif français, l’ensemble de ces textes n’empêchera pas les juges de procéder le cas échéant à la requalification de relations prétendument commerciales en contrats de travail. Concernant le projet de directive européenne, il ne devrait pas être adopté avant plusieurs mois et ne le sera donc pas lors de la présidence française du Conseil de l’Union européenne.
Ce projet sera néanmoins discuté au sein du Conseil, entre ministres des Affaires sociales et de l’Emploi des Etats membres, et le gouvernement français pourra défendre sa position. Il sera également soumis au Parlement européen.

A lire
  • Le grand livre du droit du travail en pratique, par Michel Miné, 31e édition, Eyrolles, 2022/2023.

    Proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme. Le document est disponible sur le site du Sénat français : www.senat.fr ou sur le site de la Commission européenne : https://ec.europa.eu