© Nathanaël Mergui/Mutualité française
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Travailler jusqu’à 64 ans, qui peut y arriver ?

par Sandrine Foulon Rédactrice en chef du site Internet d'Alternatives Economiques / 16 janvier 2020

Un collectif d’agents de la Dares, le service statistiques du ministère du Travail, s’est penché sur le travail des seniors. Il considère que la réforme à points peut aggraver leur situation.

Est-il tout simplement envisageable de travailler plus, jusqu’à 64 ans avec l’introduction d’un âge pivot, comme le souhaite le gouvernement ? Sachant que la situation de l’emploi des seniors est déjà fortement dégradée, que les entreprises n’aiment guère les « vieux » et encore moins les « vieux malades », peut-on espérer que les plus de 55 ans puissent trouver un emploi, voire le conserver ? Sans oublier que le caractère pénible de certains métiers use les corps bien avant 64 ans. Une dizaine de spécialistes de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), réunis au sein d’un collectif soutenu par la CGT, considère que, loin de corriger ces défauts, la réforme à point peut les accentuer.
La prise en compte de la pénibilité est un enjeu majeur. Surtout pour les employés et les ouvriers, dont la santé a souvent été affectée par un travail pénible. « Les seniors devenus inactifs avant d’avoir liquidé leur retraite indiquent que les principaux motifs d’arrêt d’activité ont été un licenciement (37 %) ou des problèmes de santé rendant le travail difficile (35 %) », soulignent les agents de la Dares. Certains métiers ont des effets concrets sur la santé. Les salariés qui ont exercé pendant au moins 15 ans des emplois pénibles sont ainsi moins souvent en emploi et bien plus souvent limités dans leurs activités quotidiennes (24 % contre 17 % des personnes qui n’ont pas été exposées au moins 15 ans). « La pénibilité physique au travail est un facteur considérable d’inégalités : 61 % des aides-soignantes déclarent au moins une contrainte physique intense, ainsi que 79 % des ouvriers du second œuvre du bâtiment ou 80 % des ouvriers qualifiés de l’automobile, contre 38 % de l’ensemble des salariés en 2010. Les mêmes écarts se retrouvent pour l’exposition aux risques chimiques cancérogènes, qui touchent prioritairement les ouvriers », détaille l’étude.

Compte personnel de prévention atrophié

Pourtant, le compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P), introduit par la réforme des retraites de 2013, était supposé compenser ces inégalités en permettant aux salariés les plus exposés au cours de leur carrière de partir plus tôt à la retraite (deux ans au maximum, après 20 ans d’exposition reconnue), mais il a été restreint. Du fait d’une « mauvaise volonté patronale, le C3P n’a pas tenu ses promesses, pointe le collectif. Alors que l’étude d’impact de la loi de 2013 prévoyait que chaque année 3,3 millions de salariés pourraient y avoir droit, cela n’a été le cas que pour 870 000 salariés en 2016 et 650 000 en 2017, respectivement 26 % et 20 % des bénéficiaires potentiels »1. Or la réforme de 2017, votée sous le mandat d’Emmanuel Macron et décidée sous la pression du Medef qui dénonçait une « usine à gaz », a encore affaibli sa portée en supprimant quatre critères de pénibilité (postures pénibles, charges lourdes, vibrations, agents chimiques dangereux) sur les dix que comptait le C3P. Ces quatre critères concernaient pourtant des professions difficiles, comme les ouvriers du bâtiment ou les aides-soignantes. Mais ce n’est pas tout, estiment ces experts : « En supprimant les régimes spéciaux, la réforme élimine les rares dispositifs qui permettaient vraiment aux salariés exerçant des métiers pénibles de partir plus tôt. »

Ouvriers défavorisés

Travailler plus longtemps, avec notamment un âge pivot, défavorise toutes celles et ceux qui ont commencé à exercer tôt une activité. Cela bénéfice en revanche aux plus diplômés (niveau bac + 5, soit 17 % d’une génération) qui terminent leurs études à 25 ans environ, contre 19 ans au niveau CAP-BEP (13 %) et 18 ans en l’absence de tout diplôme (14 %). Autre injustice, les ouvriers et employés profitent également moins longtemps de leur retraite : l’espérance de vie en France a certes progressé depuis 1947 (de trois années pour les femmes et 4,9 pour les hommes entre 1997 et 2017), mais demeure très inégale selon la position sociale. Entre les 5 % les plus aisés et les 5 % les plus pauvres, l’écart d’espérance de vie approche 13 ans pour les hommes. « Les hommes ouvriers risquent beaucoup plus de mourir avant 60 ans que les hommes cadres (13 % contre 6 %) ; l’écart est un peu moins important pour les femmes (5 % pour les ouvrières contre 3 % pour les femmes cadres) », précise l’étude. Ce qui signifie à l’inverse que les cadres, vivant plus longtemps, bénéficient de leurs retraites pour une durée plus longue que les ouvriers, en moyenne 23 ans contre 20 ans chez les hommes et 29 ans contre 26 ans chez les femmes. Enfin, s’arrêter à l’espérance de vie ne donne pas une vision complète de la photo. On peut vivre longtemps mais en étant malade. Ce qui compte aussi, c’est l’espérance de vie sans incapacité. Et sur ce plan-là également, l’écart se creuse entre cadres et ouvriers. « A 35 ans, selon le type d’incapacité, un cadre espère en moyenne vivre 34 à 45 ans sans incapacité, contre 24 à 38 ans pour un ouvrier. En somme, pour une même durée de cotisation, les cadres passent plus de temps en retraite et en bonne santé que les ouvriers », concluent les auteurs.


1.    « Salariés exposés à des risques de pénibilité en 2016 : un portrait », C. Brossard, I.Falinower, Retraite et société n°77, CNAV, 2017.