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Violences en cuisine : les écoles ont du pain sur la planche

par Audrey Guettier Juliette Soulignac / 25 août 2022

Dans la restauration, les violences subies au travail constituent un véritable enjeu de prévention, peu pris en charge par la profession et les structures de formation. Des initiatives émergent cependant pour faire changer les mentalités et dénoncer ces comportements.

« J’avais 16 ans. J'étais en bac pro cuisine. J’étais en stage dans un étoilé, le chef a pété des assiettes devant moi, je me suis pris un bout de céramique dans l'œil. » Eléonore1 a publié son témoignage sur les réseaux sociaux. Cette histoire l’a particulièrement marquée. À tout juste 18 ans, elle va obtenir son baccalauréat professionnel en restauration dans un lycée de Franche-Comté et se souvient encore distinctement des faits. « Le chef était tout le temps sous pression. Au moment du service, il lui arrivait de casser une assiette sur le fourneau. La première fois, j’étais en état de choc. Au bout de deux ou trois fois, on s’habitue », souffle-t-elle. Une banalisation de la violence qui s’effectue dès l’apprentissage du métier.

« Dans ton métier, il faut serrer les dents »

Ce restaurant, elle l’a signalé à son lycée. « Je suis allée me plaindre en apprenant qu’ils allaient y renvoyer des stagiaires. Ils m’ont répondu : “ Dans ton métier, il faut serrer les dents et avoir un bon nom sur ton CV pour que tu sois bien embauchée.” », raconte la jeune étudiante. Après un an et demi, la direction a finalement rompu le partenariat avec le restaurant. Avant cela, deux autres stagiaires ont rapporté des expériences similaires. « À l’école, on nous dit qu’on va avoir de la fatigue, des moments de stress. C’est un centième de la réalité. On n’est pas assez préparés avant de partir en stage », explique Eléonore. Un manque d’accompagnement qui se répercute sur la formation de milliers de jeunes.
Son témoignage fait partie des centaines postés en ligne depuis la vague #metoo dans la cuisine. A l’image du compte @jedisnonchef sur Instagram. L’histoire d'Eléonore a été partagée sur le compte TikTok @symphoniie du lanceur d’alerte Sammy Cheret. Il dénonce depuis février dernier la violence omniprésente dans le milieu de la restauration française, à travers son hashtag #balancetonchef (voir l’encadré). Si le phénomène n’est pas isolé, le sujet reste tabou dans la formation au métier.

#Balancetonchef
Audrey Guettier Juliette Soulignac

Le combat contre la violence en cuisine, Sammy Cheret le mène sur le réseau TikTok. Sous-chef dans un hôtel d’une chaîne parisienne, il tourne des vidéos qui font 200 000 vues en moyenne sur son compte @symphoniie. « Je me suis dit : “ Pourquoi ne pas me servir de ma visibilité pour montrer ce qu’il se passe derrière les fourneaux. ” » À l’aide de son hashtag #balancetonchef, il veut lever le voile sur les pratiques du secteur de l'hôtellerie-restauration. Sammy a reçu plus d’une centaine de témoignages en commentaires et en messages privés. Des histoires qui le poussent à vouloir aller plus loin : « Je veux atteindre les écoles. Il faut anticiper. Certains vont en stage et n’en reviennent jamais. » Avec d’autres chefs, il compte lancer un podcast pour partager les témoignages et échanger des conseils : « On apprend à gérer les cuissons, pas les équipes », se désole-t-il.

« Un déni monstrueux »

« Je ne vois pas aujourd’hui d’intérêt à faire de la communication à ce sujet ou à lancer des initiatives pour faire de la prévention », considère Rafael Ferreira, directeur du centre de formation des apprentis (CFA) de Poitiers. Un avis largement partagé par les structures d’apprentissage. Les établissements restent discrets et préfèrent bien souvent ne pas communiquer sur le sujet. A l’instar de l’école parisienne Le Cordon bleu et de l’Ecole hôtelière d’Avignon qui n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
De fait, le milieu de la restauration semble avoir intériorisé ces formes de violences. « Il y a un déni monstrueux dans la profession, estime Frédéric Brugeilles, sociologue du travail. Il y a une sorte d’évidence que les conditions de travail sont dures. Il faut s’adapter à ce milieu avec un système hiérarchique et d’obéissance comme condition d’apprentissage. C’est la porte ouverte aux abus parce qu’il n’y a rien qui régule. »
Les écoles tendent à traiter le problème après son apparition. Au CFA de Poitiers, si une situation de violence en entreprise est suspectée, la direction assure contacter l’Inspection du travail. Le cas échéant, le service du ministère du Travail est habilité à interdire la structure d’embaucher d’autres apprentis. Les étudiants peuvent, en outre, solliciter des médiateurs extérieurs au CFA pour en parler. Ces derniers jouent les intermédiaires entre l’apprenti, l’entreprise et l’établissement. « On n’a pas de suivi, l’école n’est pas présente pour nous accompagner. On doit prendre seul l’initiative de joindre les médiateurs », soupire Alex1, élève de ce CFA et victime de pressions psychologiques en entreprise.

Mettre en scène pour mieux prévenir

Certains établissements choisissent, malgré tout, de s’engager dans la prévention. C’est le cas de l’école parisienne Ferrandi, réputée dans la profession, qui reste néanmoins peu volubile sur ses actions. Chaque année depuis 2016, la troupe Entrée de jeu interprète des saynètes devant les élèves de première année. « Las d’être humilié et insulté par le sous-chef du restaurant, Jérôme veut aller se plaindre au chef mais le commis l’en dissuade, au nom des us et coutumes en usage dans la restauration. » Cette situation est issue du spectacle Chaud devant. Celui-ci évoque successivement le harcèlement moral et sexuel, les tensions entre le service et la cuisine, le bizutage ou encore la banalisation de ces comportements. Vingt interventions ont eu lieu dans l’école, l’année dernière.
Construites avec les enseignants et le directeur d’apprentissage, les saynètes ont été élaborées à partir de témoignages d'élèves. Le spectacle est joué une première fois pour montrer les différents comportements, puis une seconde fois pour en débattre. « On devait analyser la situation et juger si c’était normal ou pas », se souvient Camille1, en deuxième année. Pendant deux heures, les étudiants s’emparent des sujets sur scène, sans la présence d’un responsable pédagogique. « Cela reste plus compliqué à mettre en pratique dans la vraie vie », constate l’élève.

Des cheffes se mobilisent

Si l’omerta est difficile à briser, des cheffes se sont également associées pour y mettre un terme. Laurène Barjhoux fait partie de l’association Bondir.e, qui lutte contre les violences en cuisine à travers la sensibilisation des jeunes apprentis. Avec sept autres membres de l’association, elle intervient dans des établissements pour échanger avec les élèves. « Les jeunes doivent prendre les choses en main », affirme-t-elle. Une remise en question qui concerne aussi les établissements de formation : « C’est tout un système qui doit changer, le corps professoral aussi », appuie la cheffe.
Pendant deux heures, les bénévoles présentent des situations susceptibles d’arriver en cuisine. Elles utilisent des termes juridiques pour qualifier les faits, et permettre aux jeunes d’identifier les cas de violation de la loi. Avec Bondir.e, Laurène tente de répondre aux demandes de cas concrets exprimées par les apprentis. « Ce qui se dit dans la salle reste dans la salle », précise la jeune cheffe.
De plus en plus sollicitée, l’association se déplace maintenant dans toute la France. Bondir.e est déjà intervenue dans cinq écoles, dont le lycée hôtelier Jean-Drouant, à Paris. Ici, les ateliers visent les BTS et les élèves de bac professionnel pour leur apprendre à ne plus tolérer certains comportements jusqu’alors banalisés. Une formation que le proviseur adjoint, Régis Debats, souhaite voir se développer dans les autres écoles. « Les programmes sont suffisamment ouverts pour qu’on puisse mener ce genre d’actions », confie-t-il.

Redorer l’image de la profession

Ces initiatives peinent à se développer. A ce jour, aucune action n’est menée au niveau national pour prévenir les différentes formes de harcèlements dans le milieu de l’apprentissage, confirme le ministère du Travail, que nous avons sollicité. Pourtant, les écoles ont un rôle à jouer pour tenter de redorer l’image du métier. Lors du confinement, les salariés de l’hôtellerie-restauration ont en effet pris du recul sur leur profession. « Les restaurants peinent à trouver du monde pour travailler, car les conditions de travail sont pourries », tranche le sociologue Frédéric Brugeilles. Employeurs et établissements scolaires auraient donc tout intérêt à prendre en main ces sujets.

  • 1Le prénom a été modifié.
Une enquête primée par l'Ajis
  • Cette enquête sur les violences en cuisine, réalisé par Audrey Guettier et Juliette Soulignac, a été récompensée par le prix de l'information sociale 2022, décerné par l'Association des journalistes d'information sociale (Ajis).