Yves Schwartz : l'explorateur de l'activité humaine
Philosophe, il est la figure phare de l'ergologie, discipline développée à l'université d'Aix-Marseille qui analyse l'activité humaine selon une démarche originale : le partage de savoirs entre chercheurs et acteurs de l'entreprise.
En ce début novembre, Yves Schwartz, philosophe et professeur émérite à l'Institut d'ergologie de l'université d'Aix-Marseille, revient du Brésil. Il s'y rend régulièrement depuis près de vingt ans pour intervenir dans des colloques ou participer à des jurys de thèse. Car ce pays s'est passionné pour l'ergologie, discipline explorant l'activité humaine qu'Yves Schwartz a contribué à faire éclore il y a trois décennies et qui portait à l'origine le nom d'"analyse pluridisciplinaire des situations de travail" (APST). Les entreprises vivaient alors de grandes mutations technologiques et organisationnelles. Comment les universitaires pouvaient-ils approcher ces transformations ? C'est ainsi qu'en 1983 est créé à l'université de Provence1 , où le philosophe a commencé sa carrière d'enseignant, un lieu pour réfléchir sur le travail, en partageant les connaissances académiques et les savoirs professionnels des salariés.
"On repensait le marxisme
Cette idée de réduire la distance entre le monde du travail et le monde universitaire, entre les cultures et incultures spécifiques à chacun, Yves Schwartz la porte depuis longtemps. Le jeune homme suit au départ la trajectoire classique d'un brillant élève, issu d'une famille d'intellectuels - son père est polytechnicien, sa mère collabore à des ouvrages de psychiatrie. Il est né à Marseille en pleine Seconde Guerre mondiale : "Mes parents ont montré une extraordinaire capacité à faire face à la barbarie et j'ai eu une jeunesse heureuse." Normalien, il est reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1967. C'est la grande époque du structuralisme et des affrontements idéologiques : "On repensait le marxisme et les rapports de production. Mais que savions-nous, apprentis intellos, de ce monde ouvrier que nous regardions de l'extérieur ?"
Nommé assistant en philosophie en 1968 à la faculté des lettres d'Aix-en-Provence, il entreprend parallèlement des études scientifiques pour enseigner ensuite l'histoire des sciences et des techniques. En 1972, sa vie prend un tournant : il devient chargé de mission pour la formation continue, dont un service est créé à l'université. Il noue des liens avec les partenaires sociaux, visite des entreprises, discute avec des élus du personnel et des militants. Jusqu'en 1981, il occupe diverses responsabilités, notamment syndicales, et il continue d'investir le champ de la formation professionnelle, des relations université-entreprise, du rapport entre savoir et travail : "Nous explorions des voies nouvelles, comme l'alternance, cette "école du travail". Je garde de ces moments de profondes amitiés dans le monde du travail et la conviction qu'il manque quelque chose aux sciences humaines."
Le parcours d'Yves Schwartz est marqué par trois rencontres intellectuelles déterminantes. Trois médecins atypiques qui lui ont inspiré sa démarche ergologique. Le premier est Georges Canguilhem, qui a préfacé sa thèse publiée en 1988 sous le titre Expérience et connaissance du travail. "Canguilhem défendait une conception qui m'a intéressé : personne ne peut dire à l'avance ce qui fait santé pour un être singulier. Etre en santé se négocie à chaque instant, en fonction de chaque situation. La réflexion philosophique doit s'instruire de l'expérience, de la vie et du travail." Le deuxième, Alain Wisner, dont il a fréquenté le laboratoire d'ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers, lui inspire une boutade : "J'ai mis dix ans à parcourir les cent mètres qui séparent la rue d'Ulm de la rue Gay-Lussac2 !" C'est là qu'Yves Schwartz s'est lié d'amitié avec l'ergonome Jacques Duraffourg, qui deviendra un des piliers du département d'APST de l'université de Provence. "L'ergonomie a été une étape importante pour la compréhension de l'activité de travail et les processus de recréation à l'oeuvre." Le troisième homme est l'Italien Ivar Oddone, qui a mené une recherche sur les chaînes de Fiat, à Turin : "Il a fait redécouvrir l'expérience ouvrière et la santé en milieu de travail. Nous vivons dans des univers saturés de prescriptions et de normes, indispensables et pourtant invivables. Donc chacun est engagé dans une "renormalisation" invisible et essentielle."
Et la seule façon de donner de la visibilité au travail, c'est de faire échanger ceux qui détiennent le savoir formel et ceux qui remodèlent normes et concepts dans la réalité de la vie. C'est toujours l'ambition de l'Institut d'ergologie, après la première expérience de 1983. "L'ergologie, c'est une démarche de compréhension du système, une posture d'apprentissage permanent qui a des objectifs opérationnels de transformation sociale", résume Yves Schwartz. Ceux qui ont suivi la formation gardent l'impression d'une "révélation". C'est le cas de Pierre Trinquet, un des étudiants pionniers, ancien technicien du BTP devenu docteur en sociologie et auteur de l'ouvrage Prévenir les dégâts du travail : l'ergoprévention : "On parlait du travail avec les travailleurs, considérés à l'égal des chercheurs. Cette approche change tout pour la prévention, qui ne peut se penser efficacement sans l'apport des salariés. J'ai une grande admiration pour Yves ; il a enrichi la philosophie de connaissances extraordinaires sur l'être humain et ses capacités d'adaptation permanente."
Pour Alain Alphon-Layre, responsable national santé au travail de la CGT, la formation en APST dont il a été diplômé en 2001 a révolutionné sa manière d'aborder le syndicalisme : "La capacité d'agir des salariés sur leur situation de travail et l'importance du savoir-faire et du savoir-être pour redéfinir leur tâche me sont apparues essentielles. La transformation des situations de travail doit être la porte d'entrée des revendications des salariés. Nous avons fait avancer cette idée à la CGT. Le travail d'Yves Schwartz, malheureusement trop peu connu, est d'une haute tenue intellectuelle. Il n'a pas un ego surdimensionné ; son humilité est la marque des grands."
Encore méconnu en France
Il est vrai qu'en France, la discipline demeure un peu confidentielle, dans l'ombre de l'ergonomie. Christine Castejon, analyste du travail au cabinet Alternatives ergonomiques, est acquise à la démarche ergologique. Elle pointe une certaine forme d'injustice dans cette méconnaissance : "Yves Schwartz a été un des seuls à permettre cette interpellation réciproque entre intellectuels et travaillants. C'est une personne très à l'écoute, sans doute au détriment de la prise de parole. Sa pensée se fait sur le mode de la question. Il n'affirme pas une vision du monde, il ne tient pas de discours surplombant." Médiatiquement absent de la place de Paris, tant du côté du travail que de la philosophie, le professeur retraité avoue une certaine frustration : "La plupart de mes pairs n'ont pas compris ce que je faisais. Il est vrai que remettre en cause la suprématie du savoir et de l'expertise revient à déstabiliser des positions de pouvoir..." Mais l'engouement pour la discipline au Brésil et en Algérie, ou le projet - provisoirement en stand-by - de master européen "travail, développement, ergologie" avec l'université de Porto, au Portugal, lui fournissent, au-delà de nos frontières, quelques beaux motifs de satisfaction.
- 1
Cet établissement a fusionné en 2012 avec deux autres universités pour constituer l'université d'Aix-Marseille.
- 2
A Paris, dans le Ve arrondissement, l'Ecole normale supérieure se trouve rue d'Ulm, tandis que le laboratoire d'ergonomie du Conservatoire national des arts et métiers est situé rue Gay-Lussac.
Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, par Yves Schwartz, Octarès Editions, 2000.
Expérience et connaissance du travail, par Yves Schwartz, coll. Les essentielles, Les Editions sociales, 2012 (nouvelle édition).