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S'émanciper de la religion du chiffre

par François Desriaux / juillet 2012

Les médecins du travail, les élus de CHSCT et leurs experts ont-ils tous reçu la mallette du " petit épidémiologiste " à leur entrée en fonction ? En une vingtaine d'années, la religion du chiffre dans le domaine de la santé au travail s'est imposée. Impossible aujourd'hui d'aborder un problème dans une entreprise sans aligner d'abord une série de tableaux Excel. Or autant les grandes enquêtes nationales ou européennes sur les conditions de travail ont fait progresser les connaissances et le débat social, autant il est permis de douter que la production de données au niveau local ait les mêmes vertus.
A bien des égards, l'énergie dépensée pour produire des statistiques est contre-productive. Déjà, parce que vouloir faire la preuve par neuf que le problème de santé identifié est bien dû au travail ne donne pas forcément d'indications sur les remèdes. Ensuite, parce que l'élaboration de " camemberts " éloigne souvent les acteurs du terrain, les privant ainsi de précieuses ressources pour transformer le travail. Enfin, parce qu'il n'est pas rare que les enquêtes locales s'affranchissent de règles élémentaires, tant méthodologiques que déontologiques.
Alors, avant de se lancer dans une enquête chiffrée, il faut bien réfléchir à l'utilisation qui en sera faite, puis préserver, tout au long de la démarche, la confrontation des points de vue.

S'émanciper de la religion du chiffre : ce qu'il faut retenir

juillet 2012

Chiffrer la santé au travail en entreprise ?

  • Si elle se généralise, l'élaboration de statistiques sur la santé au travail dans les entreprises répond rarement aux différentes attentes des utilisateurs : directions, comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou médecins du travail.
  • Ces dispositifs visent souvent à vérifier ou à prouver, chiffres à l'appui, la réalité d'un problème, afin qu'il soit traité. Sauf que de nombreux biais statistiques, comme la faiblesse des échantillons de personnes interrogées, peuvent altérer la pertinence des résultats. En outre, les faibles connaissances statistiques des utilisateurs font que les enquêtes sont en général conçues par des experts, sans que leurs paramètres et leur méthodologie puissent être discutés et validés collectivement. Comment, dès lors, être sûr qu'elles répondent bien à la question posée ?
  • La prise en charge d'un problème de santé au travail dans une entreprise dépend souvent d'un rapport de force, et pas seulement d'un chiffre, même objectif. Et d'ailleurs, objectif pour qui ?
  • Enfin, s'il s'agit de comprendre comment le travail nuit à la santé afin de prévenir ces atteintes, l'utilisation de questionnaires, souvent construits sur des modèles clés en main, ne permet pas de rendre compte des spécificités des situations de travail dans l'entreprise, et donc de retranscrire précisément leurs interactions avec la santé.

Une chausse-trappe pour la prévention

  • Si les enquêtes statistiques en entreprise donnent parfois la mesure d'un problème, elles ne disent pas comment le prévenir. Elles peuvent même être de ce point de vue contre-productives.
  • Il est fréquent de comparer les chiffres obtenus à des moyennes nationales ou autres, sans que la pertinence de ces dernières au regard de l'entreprise soit discutée. Un chiffre faible ou en dessous de la moyenne annulera toute action, alors que des situations, y compris individuelles, peuvent la nécessiter. Le pilotage statistique de la prévention induit par ces dispositifs peut entraîner les acteurs locaux (CHSCT et médecins du travail) à classer les risques par ordre de priorité, aux côtés de l'employeur, alors que ce n'est pas leur rôle.
  • L'intégration des acteurs locaux à ces dispositifs tend aussi à les couper du terrain, d'un travail d'écoute directe des opérateurs et d'analyse des situations de travail. En outre, les dispositifs invalident souvent les témoignages de salariés discordants par rapport à leurs résultats. Enfin, ils peuvent entrer en concurrence avec certaines pratiques des médecins du travail, comme le travail clinique lors des visites médicales, ou avec les moyens d'enquête propres aux CHSCT, pourtant sources d'informations importantes pour la prévention.

Des outils nationaux utiles au débat social

  • Depuis les années 1970, plusieurs enquêtes nationales permettent de décrire les évolutions du travail et les risques qui y sont associés.
  • L'enquête Conditions de travail, menée tous les sept ans depuis 1978, porte sur les situations de travail réel des actifs occupés et a notamment permis d'acter la montée de l'intensification du travail dans les années 1990.
  • L'enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer), réalisée depuis 1987, permet de repérer et de dénombrer les populations exposées aux contraintes physiques et organisationnelles, agents biologiques, produits chimiques... et notamment à des facteurs de risque cancérogène.
  • L'enquête Changements organisationnels et informatisation (COI) s'est attachée, en 1997 et 2007, à décrire l'impact des nouvelles technologies sur les organisations et les conditions de travail.
  • L'enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP) s'est intéressée, en 2006 et 2010, aux interactions entre les conditions de travail et d'emploi, la santé et le parcours professionnel de salariés, chômeurs et inactifs.
  • Ces enquêtes permettent d'éclairer scientifiquement le débat social et d'alerter les pouvoirs publics sur les liens entre santé et travail et sur les priorités en matière de prévention.

Comment utiliser le chiffre intelligemment

  • Les chiffres ne parlent pas d'eux-mêmes. Notamment, ils ne peuvent et ne doivent remplacer ou supplanter une analyse des situations de travail réel par les médecins du travail et représentants du personnel au CHSCT, sur le terrain et dans le cadre d'entretiens avec les salariés. Cette démarche permet non seulement de saisir comment le travail interagit réellement avec la santé de ces derniers, mais aussi d'en tirer des enseignements collectifs et de tracer des pistes de prévention. Sans avoir à passer par des chiffres.
  • L'utilisation de données chiffrées ne peut venir qu'en support de cette démarche. Les enseignements tirés des enquêtes nationales sur les liens entre santé et travail peuvent ainsi servir à étayer des constats réalisés sur le terrain, sans avoir à créer un dispositif statistique local. Certains outils issus de l'enquête Sumer, comme des matrices emplois-expositions, peuvent aussi permettre de renseigner le travail d'inventaire des risques dans l'entreprise.
  • Enfin, si la création d'un dispositif local s'avère indispensable, ce dernier doit garantir une discussion collective et controversée sur sa méthodologie, ses résultats et son utilisation au regard des enjeux de prévention.