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Accidents du travail mortels : une indifférence française

par Nolwenn Weiler / 22 mai 2025

Formation défaillante, données disparates, baisse des moyens de l’inspection du travail, absence de sanctions pénales : en France, la courbe des accidents du travail mortels continue de progresser. Le BTP et l’agriculture sont des secteurs particulièrement dangereux.

Plusieurs accidents mortels du travail ont suscité la stupeur ces dernières semaines : celui de Lorenzo Menardi, apprenti maçon de 15 ans, percuté par un engin de chantier le 30 avril 2025 ; et celui qui a coûté la vie à trois maçons ensevelis par la chute d’un mur en pierre, le 13 mai, sur un chantier viticole à Pommard (Côte-d'Or). « La jeunesse de Lorenzo et le fait que trois personnes meurent d’un coup, cela crée de l’émotion, mais des accidents mortels du travail, il y en a tous les jours, hélas ! Le secteur du BTP et le secteur agricole sont particulièrement dangereux », commente Matthieu Lépine, auteur de L'Hécatombe invisible. Enquête sur les morts au travail (Seuil). Depuis 2019, ce professeur de collège recense quotidiennement les accidents mortels au travail sur son compte X.

En 2023, 149 salariés du BTP sont morts des suites d’un accident du travail. Et le bilan 2022 du secteur agricole fait état de 172 accidents mortels du travail (101 chefs d’exploitation et 71 salariés). Mais, pour ce qui est du secteur agricole, ces données échappent à la recension généralement citée dans les médias, qui tient compte du seul bilan de la Caisse nationale d’assurance maladie (Cnam) : 759 morts en 2023, soit 21 de plus qu’en 2022, auxquels il faut ajouter 332 accidents de trajets directement liés au travail. « On a du mal à avoir une vue d’ensemble, déplore Matthieu Lépine. Car il faut aussi ajouter la fonction publique, la fonction publique hospitalière et la fonction publique territoriale, sachant que, pour ces deux derniers corps, il n’y a aucune centralisation des données. »

Formation insuffisante

Pourquoi le travail est-il si dangereux en France ? Comment expliquer l’incapacité à inverser la courbe des accidents mortels ? Et notre place de mauvais élève au classement européen ? « Le droit du travail n’est pas prioritaire pour la justice pénale, remarque un inspecteur du travail. Les sanctions, quand il y en a, ne sont pas dissuasives. Le Code du travail prévoit une amende de 10 000 euros » en cas de non-respect par l’employeur des règles d'hygiène et de sécurité.

Les procureurs ont la possibilité de requalifier les accidents du travail en homicide involontaire, ce qui exposerait les employeurs à des peines de prison, mais ils ne le font que très rarement. Peu formés en droit du travail, les magistrats « peinent à s’engager dans un domaine qu’ils ne maîtrisent pas. Les employeurs ne sont pas non plus bien formés sur ce sujet, il n’y a aucune obligation ». Quant aux salariés, ils manquent aussi de connaissances, ce dont a convenu le gouvernement, qui prévoit, dans son plan de prévention des accidents du travail graves et mortels, « des actions de sensibilisation et de formation », notamment pour les nouveaux embauchés, les travailleurs détachés et les travailleurs intérimaires.

Sous-traitants et intérimaires en danger

Certaines catégories de travailleurs sont plus en danger que d’autres, et c’est particulièrement vrai pour les intérimaires (709 800 personnes fin mars 2025) : leur risque d’accidents du travail avec arrêt est deux fois plus élevé que la moyenne.

« Il y a un déficit de formation et un manque d’EPI, les équipements de protection individuelle, observe Blandine Barlet, sociologue du travail et co-autrice de La condition intérimaire (La Dispute). Quand ils sont en contrats très courts de quelques jours, les employeurs ne prennent pas le temps de les former. Ils apprennent en faisant, et beaucoup d’informations nécessaires à leur sécurité leur échappent. Concernant les équipements de sécurité, ils doivent souvent utiliser leur propre matériel et optent pour le moins cher. »

Très répandus dans l'industrie, les multiples niveaux de sous-traitance, qu’aucune loi n’encadre, représentent aussi un facteur de risque important pour les plus précaires, ajoute un inspecteur du travail : « On sait qu’il y a une déperdition de sécurité au fur et à mesure des niveaux de sous-traitance. C’est un risque que l’on pourrait facilement limiter. » Dans certains secteurs, comme l'industrie agro-alimentaire, par exemple, les travailleurs cumulent en outre sous-effectif chronique, conditions de travail dangereuses et cadences élevées, autant de facteurs de risques majeurs pour leur sécurité. Enfin, la disparition des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec les ordonnances de 2017, a privé les salariés de l'exercice d'analyse des situations de travail dangereuses que leurs représentants, alors spécialistes des risques professionnels, pouvaient réaliser.

Vulnérabilité des jeunes travailleurs

Autre population vulnérable : les plus jeunes travailleurs. Pour eux, la sinistralité s’est nettement dégradée depuis dix ans, après la suppression en 2015 par le gouvernement de Manuel Valls de l’interdiction pour les employeurs d’affecter des mineurs à des travaux dangereux sans autorisation préalable et contrôle de l’inspection du travail. « C’était pourtant un premier niveau d’alerte très efficace, assure un inspecteur du travail. Les employeurs qui souhaitaient embaucher des jeunes faisaient attention, car ils savaient qu’on allait passer. Et cela protégeait aussi les autres travailleurs. » Cette obligation est aujourd’hui remplacée par une simple déclaration de dérogation auprès de l'inspection du travail.

La situation est d’autant plus inquiétante que le nombre d’apprentis a doublé depuis 2018, avec divers dispositifs d’accompagnement des employeurs, pour atteindre un million fin 2023. La plupart ont moins de 25 ans, et 200 000 ont moins de 18 ans. « Il y a beaucoup d’accidents du travail chez les apprentis », souligne Matthieu Lépine, insistant sur deux facteurs de vulnérabilité : leur inexpérience et leur soumission à l’autorité. Dans ce contexte, le retour à un dispositif plus contraignant pour l’affectation de mineurs à des travaux dangereux éviterait sans doute de nombreux accidents.

Un renforcement des moyens de l’inspection du travail permettrait également de limiter le phénomène, par exemple en donnant la possibilité à ses agents de procéder à des fermetures administratives d’entreprises en cas d’accidents répétés. « Pour le moment, on ne peut le faire qu’en cas de travail dissimulé », précise un inspecteur du travail. Ou encore en relevant les effectifs de ce corps de contrôle : « Nous avons perdu 15 % des postes en 10 ans, et nous sommes 1 700 pour 22 millions de salariés, sachant que la santé et la sécurité ne sont pas nos seuls champs d’action. »

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