
Améliorer (enfin) le travail
Ecouter les travailleurs, prendre en compte la réalité concrète de la tâche, maîtriser les situations d’horaires atypiques... La cohésion sociale et l’avenir de la démocratie ne peuvent faire l’économie d’un effort sur la qualité du travail. En rupture avec une logique purement comptable, cette approche bénéficierait à la santé des salariés comme à la performance des entreprises.
L’ordre des priorités paraît souvent immuable : le débat social, politique, médiatique, porte bien davantage sur l’emploi que sur le travail ; et l’emploi lui-même est abordé dans une approche avant tout comptable, polarisée sur le nombre de licenciements, de recrutements, de chômeurs. Sur cette base, les politiques de l’emploi ont été marquées par deux grands axes, en tout cas depuis la crise financière de 2008 : la poursuite de la logique de baisse du coût du travail, lancée avec les exonérations de cotisations sociales sur les bas salaires en 1993 ; et la flexibilisation du droit du travail, la facilité de licencier étant censée augmenter la propension à recruter.
Ni l’une ni l’autre n’ont prouvé leur efficacité. En outre, les exonérations ont limité les efforts nécessaires pour améliorer la qualité des produits comme du travail, freinant la montée en gamme de l’économie française. Et un droit du travail rendu plus malléable a mené à une baisse de la couverture des salariés par les instances représentatives du personnel, avec notamment la disparition des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), et la présence très limitée de représentants de proximité – dans une entreprise sur soixante, seulement.
Des constats inquiétants
Or, face aux défis que portent les mutations technologiques en cours, la transition énergétique, les tensions géopolitiques et leurs retombées sur les systèmes de production, mais aussi les difficultés de recrutement dans certains métiers et le rejet des réformes des retraites, c’est bien la qualité de l’emploi et du travail qui s’avère fondamentale pour la cohésion sociale et l’avenir de la démocratie, tout autant que pour une croissance économique soutenable. Notre pays ne peut pas se satisfaire d’une précarité croissante, des temps partiels subis, d’un taux d’accidents très supérieur à la moyenne européenne, d’un travail pénible et peu rémunéré dans des professions dites « essentielles », du sentiment de perte de vocation chez beaucoup de managers…
Autant de constats inquiétants que les recherches en sciences sociales, les enquêtes statistiques et l’expérience concrète de nombreux acteurs ont bien établis – et dont on peut trouver une synthèse dans l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ? paru il y a deux ans.
On ne peut donc pas en rester à ces constats. Il faut faire un pas de plus vers l’élaboration et la mise en débat de mesures concrètes. Là aussi, chercheurs et acteurs sociaux sont au rendez-vous. En témoigne un recueil d’idées mis en ligne l’an dernier et repris dans un livre paru le 9 septembre 2025 sous le titre Travailler mieux1
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Intégrer les préférences des salariés
Pour ne prendre qu’un exemple, on peut se demander comment faire face aux horaires atypiques ou flexibles imposés, comment accroître les possibilités de contrôle de ces horaires par les salariés. On pense là surtout aux métiers exigeant une continuité de service (santé, transports, …), dans lesquels ces décalages et cette flexibilité ne peuvent disparaître. La maîtrise de ces situations suppose d’abord un socle réglementaire, avec la fixation - ou le rétablissement, puisqu’une loi de 2014 commençait à l’instaurer - d’une durée minimale hebdomadaire, ainsi que d’une durée minimale « pour une mission » , par exemple dans les secteurs de la propreté, de la sécurité, de l’aide à domicile….
Mais en parallèle, plusieurs expériences, en particulier aux Pays-Bas, montrent comment peuvent s’élaborer des logiciels de confection de plannings intégrant les préférences des salariés, puis discutés dans les équipes de travail en prenant en compte les exigences concrètes de la tâche. La « flexibilité contrôlée par les salariés » pourrait aussi inclure un droit au passage temporaire à temps partiel – choisi – qui existe notamment en Allemagne depuis 20192
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Le même état d’esprit peut prévaloir dans bien d’autres domaines, de l’égalité entre femmes et hommes à la réglementation des contrats à durée déterminée (CDD), de la liberté de choix du poste pour les personnes en situation de handicap à la soutenabilité du travail, de l’insertion professionnelle des apprentis à des échanges périodiques sur le travail, entre collègues et avec des « délégués au travail réel ».
Mesurer la qualité des emplois
Enfin, pour suivre avec attention les progrès – ou les inerties, voire les reculs – dans la qualité du travail et de l’emploi, on peut préconiser la réalisation et l’actualisation régulière de tableaux de bord à diverses échelles. L’appareillage statistique en France, sur l’emploi et les conditions de travail, est suffisamment développé pour permettre d’établir une liste d’indicateurs, sur laquelle un ensemble d’acteurs sociaux et politiques, avec l’appui de statisticiens et de chercheurs spécialistes de ces questions, pourraient se mettre d’accord. Une partie de ces indicateurs seraient déclinables à l’échelle des grandes branches, et des métiers les plus répandus en leur sein.
Bien des opérations de ce type ont vu le jour dans divers pays (USA, Angleterre, Allemagne). Certaines vont jusqu’à permettre des réponses individuelles de salariés à des « quiz » au terme desquels chacun peut se situer par rapport à son métier, son secteur d’activité, ou son pays. Les indicateurs ont alors la double mission de refléter les états des lieux et d’animer les réflexions à tous niveaux.
Si de tels dispositifs prenaient de l’ampleur en France, et qu’en parallèle les propositions d’amélioration qu’on vient d’évoquer étaient mises en œuvre, on pourrait compter sur les tableaux de bord pour donner régulièrement de bonnes nouvelles. Les performances des entreprises et administrations, et la santé au travail, auraient tout à y gagner.
« Les gens sont fatigués du travail tel qu'ils le vivent aujourd'hui », par Alexia Eychenne, Santé & Travail, 31 mai 2023
« Il faut rapprocher les élus du personnel du travail réel » par Alexia Eychenne, Santé & Travail, 24 octobre 2024
Notre dossier "Rendez-nous un CHSCT !", Santé & Travail, septembre 2024