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Brétigny-sur-Orge : la SNCF, condamnée, demeure dans le déni

par Eliane Patriarca / 09 novembre 2022

La condamnation de la SNCF pour la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge cible sa politique de réduction des moyens alloués à la maintenance. Un jugement que l’entreprise conteste, sans pourtant faire appel. Les syndicats réclament, eux, un changement de stratégie.

Neuf ans après la catastrophe ferroviaire de Brétigny-sur-Orge (Essonne), qui avait fait sept morts et blessé 428 personnes le 12 juillet 2013, le tribunal correctionnel d’Evry a rendu son jugement. Le 26 octobre dernier, la présidente du tribunal a condamné́ la SNCF, reconnue coupable des faits d’homicides involontaires et de blessures involontaires. Elle a relaxé le gestionnaire des voies, SNCF Réseau (ex-Réseau ferré de France), ainsi que l’ancien cheminot, chef de la quinzaine d’agents chargés de surveiller et entretenir le réseau ferré du secteur de Brétigny.
Selon la présidente du tribunal, le déraillement, lié au pivotement d’une éclisse en acier – sorte d’agrafe de rails –, a été provoqué par l’évolution d’une fissure dans l’un des cœurs de l’appareil. Une fissure détectée en 2008 par les agents de la voie mais dont le suivi n’avait pas été assuré. « Cette négligence du suivi annuel du cœur est en lien certain avec le déraillement », selon la magistrate. Elle a écarté la défense de la SNCF, qui imputait l’accident à un défaut indécelable de l’acier. Comment ce jugement a-t-il été reçu par l’entreprise ferroviaire et par les cheminots, traumatisés par l’accident, la présidente du tribunal soulignant qu’il les avait atteints dans le cœur de « la mission de service public qui est la leur : assurer les transports ferroviaires en toute sécurité » ?

L’aide aux victimes comme ligne de défense

La SNCF n’a pas tenu à répondre à nos questions, mais a annoncé publiquement qu’elle ne ferait pas appel de la décision de justice, par respect pour les victimes. Elle nous a renvoyés aux propos tenus par son avocat, Emmanuel Marsigny, après l’énoncé du jugement : « Le tribunal reconnaît que l’entreprise a su se mobiliser en moyens humains et financiers pour venir en aide aux victimes et auprès des parties civiles. » La SNCF, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 35 milliards d’euros en 2021, leur a versé 13 millions d’euros. Le tribunal lui a demandé d’ajouter 3,5 millions d’euros de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis.
Cet effort financier « explique pourquoi nous n’avons pas été condamnés à la peine maximale requise par le procureur de 450 000 euros », précise l’avocat de la SNCF, l’amende dont elle écope s’élevant à seulement 300 000 euros. Sur le fond, estime Emmanuel Marsigny, « aucune vérité scientifique ne se dégage de ce jugement », mais bien « deux hypothèses » dont une jugée plus crédible par la cour, qui l’a transformée « en une vérité judiciaire ».

Des syndicats satisfaits du jugement

Les syndicats qui s’étaient portés parties civiles – CFDT, CGT et SUD-Rail – sont globalement satisfaits par le jugement. Secrétaire général de la CFDT Cheminots, Thomas Cavel se félicite que le tribunal ait envisagé « la question de la maintenance et de son organisation par le prisme des moyens financiers et humains qui lui sont alloués et des politiques publiques qui régissent le secteur ferroviaire ». « Le jugement dit clairement que l’origine du drame réside dans le défaut de moyens dédiés à la maintenance », conclut-il. Un regret néanmoins : « Il manquait un acteur principal sur le banc des prévenus : l’Etat actionnaire, qui porte également une lourde part de responsabilité. Le jugement renforce l’impérieuse nécessité d’un financement public en adéquation avec les impératifs de sécurité, de maintenance et de développement du réseau. »
La CGT Cheminots salue dans un communiqué un procès qui a épinglé « une politique systématique de réduction des moyens », ayant « mené à la catastrophe ». La condamnation de la SNCF « est en fait une condamnation de la politique menée par la Direction », estime le syndicat.
Pour SUD-Rail, Jean-René Delépine observe que la présidente du tribunal « ne s’est heureusement pas arrêtée à la seule mécanique du retournement de l’éclisse », mais a au contraire « examiné les organisations du travail, profondément démantelées par la révolution managériale initiée à la fin des années 1980, et elle a caractérisé les manquements ». En relaxant le cheminot chef d’équipe, qui avait réalisé la dernière inspection des voies huit jours avant le drame, le jugement ne cède pas à « la logique du lampiste ». « C’est tout un système qui s’était désagrégé dans le suivi et le contrôle des opérations de maintenance », rajoute le syndicaliste.

Renforcer la maintenance ferroviaire

Y aura-t-il un avant et un après jugement ? Le procès et la condamnation de la SNCF auront-il pour effet de revaloriser le travail des agents de la maintenance, d’augmenter les effectifs des brigades de la voie et les contrôles, tout comme les moyens financiers qui leur sont alloués ? « C’est ce que la CGT va exiger », clame le syndicat dans un communiqué. Pour la CFDT Cheminots, Thomas Cavel constate surtout que « neuf ans après le drame, le contrat de performance qui lie l’Etat et SNCF Réseau flèche 2,8 milliards d’euros par an pour la maintenance du réseau, alors qu’il en faudrait 3,8, selon un rapport parlementaire ». Selon lui, « la question posée par le jugement, c’est : que veut l’Etat par rapport aux impératifs de sécurité, de maintenance, de développement du réseau ? Est-il prêt à revoir à la hausse les budgets publics alloués à l’entretien du réseau ? ».
A SUD-Rail, Jean-René Delépine a peu d’espoir que le jugement infléchisse la stratégie de l’entreprise car « le discours de la SNCF est toujours le même depuis 2013 : la croyance dans le salut par le digital comme antidote à l’erreur ou à l’insuffisance humaine. Les agents de la maintenance ont été dotés de “ fablettes ”, mi-téléphones, mi-tablettes, sur lesquels ils doivent enregistrer les données récoltées lors des tournées de surveillance. C’est ensuite le logiciel qui leur dit où et quand intervenir. Parallèlement, on ne cesse de diminuer le nombre et les effectifs des brigades de la voie et de favoriser le recours à la sous-traitance ». Au terme du procès, le procureur de la République avait fustigé « une entreprise dans le déni », qui n'assumait pas d'avoir « banalisé l'urgence » au détriment de la sécurité des usagers.

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