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Sortir du travail pressé

par Nathalie Quéruel, rédactrice en chef adjointe / 07 juillet 2023

Travailler vite, être interrompu dans ses tâches, s’adapter à d’incessants changements d’organisation ou de technique, subir la pression des managers qui mettent en musique des décisions venues d’en haut, prises tout aussi hâtivement… Cette course effrénée plonge le monde du travail dans de multiples difficultés. Les atteintes à la santé physique et psychique des soutiers d’un système productif épuisant les ressources, de même que la piètre qualité des produits et des services qui en résulte, constituent la partie émergée de l’iceberg. D’autres conséquences sont inquiétantes, comme la panne de transmission des savoirs professionnels, faute d’attention accordée à l’intégration des nouvelles recrues.
Desserrer les contraintes temporelles n’est pas aisé pour les élus du personnel. A eux de ne pas se laisser piéger par le miroir aux alouettes d’une semaine de quatre jours sans aménagement de la charge de travail. Et de saisir l’occasion, quand surgissent des risques psychosociaux ou des troubles musculosquelettiques, d’investiguer les questions de temps. Sortir du « modèle de la hâte » appelle toutefois des changements profonds dans le système économique actuel, pour que les salariés profitent de ce que les Britanniques nomment quality time.

Dossier n°123 Sortir du travail pressé.pdf

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« Les enjeux socio-écologiques nécessitent un ralentissement de l’activité »

entretien avec Florence Jany-Catrice, professeur d'économie à l'université de Lille
par Catherine Abou El Khair / 29 juin 2023

L'intensification du travail n'apporte plus les effets attendus sur la croissance économique, alors qu’elle entraîne une dégradation de la qualité, analyse l’économiste Florence Jany-Catrice. Mais tourner le dos au productivisme n’est pas aisé. Cet entretien conclut notre dossier « Sortir du travail pressé ».

Pourquoi le travail s’intensifie-t-il ?
Florence Jany-Catrice :
Ce phénomène est mu par une doctrine productiviste, elle-même enchâssée dans une représentation des systèmes productifs qui date de l’ère industrielle : il faut intensifier le travail pour faire de la croissance et gagner des parts de marché. Cette doctrine, très prégnante durant le fordisme1 , a gagné l’ensemble des secteurs de l’économie, y compris les services publics. Elle se perpétue, alors même qu’elle n’est plus adaptée aujourd’hui à nos activités, essentiellement tournées vers les services, où ce sont les gains de qualité qui comptent le plus et non la hausse des volumes produits.

Quel lien peut-on faire entre « travail pressé » et crise du concept de croissance ?
F. J.-C. :
Alors que le travail est de plus en plus pressuré, les gains de productivité n’ont jamais été aussi faibles : en ralentissement depuis les années 1980, ils sont maintenant autour de 0,7 % par an. Dans le secteur des services, l’obsession pour la performance conduit souvent à une dégradation de la qualité du service rendu. Et surtout, elle entraîne une perte de sens au travail, génératrice de souffrance psychique. Ce problème n’a pas échappé aux entreprises. En témoigne par exemple la création, chez un acteur de la grande distribution, de « blabla-caisses », où les salariés peuvent prendre du temps avec les clients. Un autre signe est une initiative prise par La Poste : la visite des facteurs au domicile des personnes âgées ; c’était une de leur mission historique, qui avait été progressivement entravée en raison de l’évolution de leur métier.

Faire reculer l’intensité, cela va-t-il de pair avec une économie de la décroissance, compatible avec les enjeux climatiques ?
F. J.-C. :
Pas toujours. Prenons le cas de la transition de l’agriculture vers un modèle moins productiviste : on constate que le renoncement aux produits chimiques se fait au prix d’une intensification du travail, d’une plus forte pénibilité des tâches et d’une qualité des emplois discutable. Dans cet exemple, « désintensifier » le travail exige de « désubventionner » l’agriculture conventionnelle et réorienter ces soutiens publics massifs vers le système non productiviste, afin de créer des emplois permettant de « dépressurer » les activités agricoles.

Quelles sont les voies d’évolution possibles ?
F. J.-C. :
Puisque les grands enjeux socio-écologiques nécessitent un ralentissement dans l’activité économique, celui-ci devrait s’accompagner d’une baisse du temps de travail. Et pour éviter que la vie professionnelle déborde sur la vie personnelle, il sera indispensable de créer des zones d’étanchéité entre ces temps ; ceci pourrait se faire en réduisant les usages des outils de communication professionnels, y compris par une régulation drastique. S’il faut s’attendre à ce que la diminution du temps de travail se traduise par une dynamique moins forte des gains salariaux, alors il apparaît impératif de repenser la redistribution des richesses produites et de faire reculer les inégalités. Et ce, tant pour des questions d’acceptabilité sociale que de justice.

  • 1Modèle d’organisation d’entreprise développé par le constructeur automobile Henri Ford, à partir de 1908.
A LIRE
  • Faut-il attendre la croissance ?, par Florence Jany-Catrice et Dominique Méda, La documentation française, 2022.