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Sortir du travail pressé

par Nathalie Quéruel, rédactrice en chef adjointe / 07 juillet 2023

Travailler vite, être interrompu dans ses tâches, s’adapter à d’incessants changements d’organisation ou de technique, subir la pression des managers qui mettent en musique des décisions venues d’en haut, prises tout aussi hâtivement… Cette course effrénée plonge le monde du travail dans de multiples difficultés. Les atteintes à la santé physique et psychique des soutiers d’un système productif épuisant les ressources, de même que la piètre qualité des produits et des services qui en résulte, constituent la partie émergée de l’iceberg. D’autres conséquences sont inquiétantes, comme la panne de transmission des savoirs professionnels, faute d’attention accordée à l’intégration des nouvelles recrues.
Desserrer les contraintes temporelles n’est pas aisé pour les élus du personnel. A eux de ne pas se laisser piéger par le miroir aux alouettes d’une semaine de quatre jours sans aménagement de la charge de travail. Et de saisir l’occasion, quand surgissent des risques psychosociaux ou des troubles musculosquelettiques, d’investiguer les questions de temps. Sortir du « modèle de la hâte » appelle toutefois des changements profonds dans le système économique actuel, pour que les salariés profitent de ce que les Britanniques nomment quality time.

Dossier n°123 Sortir du travail pressé.pdf

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L’accueil entravé des nouvelles recrues

par Corinne Gaudart, directrice de recherche au CNRS et ergonome / 20 juin 2023

A cause de l’intensification du travail, le temps passé à la transmission des savoirs se trouve bousculé. Quitte à mettre en péril la fidélisation des arrivants et leur parcours professionnel. Ceci n’est pas sans effet sur la santé des nouveaux comme des anciens. Troisième acte du dossier « Sortir du travail pressé ».

Depuis la crise du Covid et l’accélération du télétravail, « pourquoi, pour quoi vais-je travailler ? » sont des questions que beaucoup se posent. Les mouvements de « la grande démission » et des « démissions silencieuses » (aller au travail sans se surpasser), s’ils font parler d’eux, semblent rester minoritaires. Plus visibles sont les difficultés de recrutement dans de nombreux métiers comme la construction, la logistique, l’hôpital, le médico-social, l’éducation, l’agroalimentaire, etc… – métiers jugés essentiels pendant la pandémie.
Si ce problème prend de l’ampleur, il n’est toutefois pas nouveau. « Recruter, former, fidéliser », c’est le quotidien de nombreuses organisations du travail depuis bientôt vingt ans, avec le départ des premiers baby-boomers à la retraite. En même temps, elles doivent développer les compétences de leurs salariés dans un univers de changements dont le tempo est marqué par le « modèle de la hâte » (voir le premier article du dossier). Et rester attractives en proposant notamment des mobilités internes. Finalement, la fidélisation se joue tout au long des parcours professionnels et avoir le statut de « nouveau » ne préjuge en rien de l’âge. Nouveau n’est pas forcément synonyme de novice dans le métier, ni de jeune.
Si, à l’échelle européenne, la France maintient un fort niveau d’implication dans la formation (79 % des entreprises sont dites « formatrices »), celui-ci s’est stabilisé entre 2005 et 2015, quand beaucoup d’autres pays l’ont augmenté. Les types de formation répondent plus à des adaptations aux postes de travail, plutôt sous la forme de cours en salle. En 2015, 23,5 % des entreprises de l’Hexagone pratiquaient des formations en situation de travail, contre 44,2 % en Europe. Pourtant, celles-ci sont essentielles pour plusieurs raisons : elles proposent un cadre collectif dans lequel les apprentissages sont multidirectionnels (pas uniquement de l’expert vers le novice) ; les savoirs transmis sont plus que des savoirs techniques, ils intègrent des savoirs d’expérience et de prévention de la santé ; et ceci participe à un processus de socialisation des nouveaux et de reconnaissance des anciens dans leur engagement à « passer le relais ».

Tuteurs sous pression

Dans cette perspective, le temps du travail et le temps de la transmission sont étroitement imbriqués. Transmettre, apprendre, c’est travailler. Mais les contraintes temporelles peuvent rendre invisibles les bénéfices du transfert des savoirs car ces derniers échappent aux indicateurs de court terme. Temps du travail et temps de la transmission entrent alors en concurrence, ce qui conduit les individus à des arbitrages solitaires et souvent délétères.
Pour les tuteurs, qui accompagnent les nouveaux en plus d’effectuer leurs tâches quotidiennes, l’intensification du travail prend plusieurs formes. Selon l’observatoire Evrest1 , plus de la moitié d’entre eux signalent qu’en raison de leur charge de travail, ils dépassent souvent ou très souvent leurs horaires normaux, soit 20 % de plus que leurs collègues. Ils ont plus souvent le sentiment de « traiter trop vite une opération qui demanderait davantage de soin » ou que la pression temporelle est une source de difficultés importantes.
Quand cette pression est déjà forte au quotidien, le transfert des savoirs peut se trouver empêché. Plusieurs études de terrain2 illustrent ces obstacles Ainsi, à l’hôpital, dans un service de gérontologie, les soignants se plaignent de « ne pas avoir le temps de montrer aux nouveaux ». Ou se sentent incompétents : « On a l’impression d’oublier ce qu’on a appris parce qu’on est dans la rapidité et la performance ». Ou se montrent réticents à transmettre du « sale boulot ». Autre exemple : dans une entreprise classée Seveso, les chefs d’équipe choisissent de sortir de leur bureau pour surveiller les recrues sur le terrain et s’assurer qu’elles ne s’exposent pas à des risques chimiques. Mais se retrouvant débordés, ils gèrent moins bien des tâches essentielles : veiller à avoir des effectifs suffisants dans l’équipe, prévoir les besoins en formation de chacun.
Toutefois, être tuteur est aussi une ressource, comme le montrent les données d’Evrest : ils sont plus nombreux que les non-tuteurs à considérer que « leur travail permet d’apprendre des choses », se sentent plus souvent « tout à fait reconnus par leur entourage professionnel » et bénéficient plus fréquemment de formations.

Persévérance requise dans le BTP

Cet univers de contraintes pèse également du côté des nouveaux. Dans le service de gérontologie évoqué plus haut, peu d’élèves infirmières et aides-soignantes ont envie de rester après leur stage. Cet échec de la fidélisation alimente le déficit chronique des effectifs, endigué par le recours aux intérimaires.
Dans le BTP, les arrivants doivent faire preuve de persévérance pour apprendre et obtenir un poste avec de meilleures conditions de travail. L’un d’eux témoigne : « Chaque machine que je voyais, je montais dessus. Alors le chef venait et me disait de descendre. Mais moi, le lendemain, je remontais dessus. Et puis il s’est trouvé des jours où le conducteur d’engins n’était pas là. Et le chef m’a dit d’y aller. » Saisir les opportunités, anticiper son parcours d’apprentissage s’ajoutent aux tâches demandées, ce qui crée une pression temporelle supplémentaire. Dans l’industrie aéronautique, les débuts des ouvriers sont marqués par de fréquents changements de poste. Les occasions d’apprendre sont alors multipliées, les marges de manœuvre plus grandes. D’autres bénéfices en sont retirés : moins de pénibilité physique, contraintes temporelles plus faibles, problèmes ostéoarticulaires plus rares.
On voit à quel point le temps de la transmission est « un temps qui compte ». Si transmission et travail s’épaulent, au lieu de s’opposer dans le contexte de la hâte au travail, l’activité professionnelle peut parvenir à jouer son rôle d’« opérateur de santé » pour les salariés. Valoriser ces temps permettrait aussi de répondre aux enjeux de fidélisation, aujourd’hui cruciaux pour bon nombre d’entreprises, en ouvrant le champ des possibles dans les parcours professionnels.

  • 1Pour Evolutions et relations en santé au travail.
  • 2Ces études sont référencées dans le livre Le travail pressé. Pour une écologie des temps du travail, par Corinne Gaudart et Serge Volkoff, Editions Les Petits Matins, 2022.
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