Enquête sur l’esclavage des travailleurs sans papiers
Des centaines de milliers d’immigrés sans papiers travaillent en France dans les métiers les plus pénibles. Leurs conditions de travail sont d’autant plus dégradées que nombre d’entre eux n’osent faire valoir leurs droits, par peur de perdre leur revenu de subsistance.
Début septembre 2023, Mamadou quitte Paris à bord d'un bus en direction de la Marne avec la promesse de plusieurs semaines de travail dans les vignes de Champagne. « Un ami m'avait dit qu'on cherchait des gens pour cueillir le raisin, raconte à Santé & Travail cet Ivoirien arrivé en France en 2014. On devait être nourris, logés et payés 80 euros par jour. » Mais à leur arrivée sur place, Mamadou et une soixantaine d’autres étrangers, sans titre de travail, déchantent. Des lits de fortune dans une sorte de hangar et des rations de nourriture immangeables les attendent. Les patrons ont imprimé un contrat de travail, mais n'en donnent aucune copie aux travailleurs. Les jours suivants, les vendangeurs travaillent de 6h à 18h, quasi sans pauses. Le 14 septembre, un contrôle de la Mutualité sociale agricole (MSA), de l'inspection du travail et de la gendarmerie met fin à leur calvaire, révélé par L'Humanité. Soutenus par la CGT, certains ont depuis obtenu un titre de séjour en tant que victime de traite, mais aucun n'a été payé. « Cela n'aurait jamais pu avoir lieu si l'on avait eu des papiers », soupire Mamadou.
Contraintes physiques et horaires atypiques
De tels cas d'esclavage moderne ne sont certes pas la norme. Mais alors que l’Assemblée nationale examine un projet de loi sur l’immigration (lire l’encadré), des centaines de milliers d’étrangers subissent des conditions de travail dégradées dans des entreprises ayant pignon sur rue, faute de titre de séjour. La France compte, d'après la direction des statistiques du ministère du Travail (Dares), 2,7 millions de travailleurs immigrés. Ils occupent un emploi sur dix, souvent caractérisé par des contraintes physiques et des horaires atypiques. On ignore combien ne disposent pas de papiers et se retrouvent dans une précarité encore plus forte. « Entre 300 000 et 500 000 », évalue Nicolas Jounin, maître de conférences en sociologie à Paris 8, quand le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin avance le chiffre de 600 000 à 900 000 personnes en situation irrégulière, sans préciser combien travaillent. Une partie des sans-papiers ne sont pas déclarés ; d'autres disposent d'un contrat s'ils exercent sous « alias » – l'identité d'une personne régularisée – ou avec de faux papiers européens. Les patrons ignorent leur situation ou ferment les yeux. « On voit des salariés travailler sous trois ou quatre alias avec le même responsable de chantier », constate Etienne Deschamps, juriste au sein de la Confédération nationale du travail (CNT-SO).
Des aides à domicile rarement régularisées
Même s’ils travaillent en France depuis des années, les sans-papiers ne bénéficient d’aucune possibilité de régularisation de plein droit, seulement de procédures d’exception. C'est le cas de la circulaire « Valls », depuis 2012 : bien que diversement appliquées par les préfets, elle peut accorder des titres aux travailleurs après plusieurs mois, voire plusieurs années, de travail salarié en France. « Pour un État qui se dit de droit, c’est un paradoxe incroyable, relève Etienne Deschamps. On dit aux salariés : "Vous n'avez pas le droit de travailler sur le territoire, mais si vous prouvez que vous l'avez fait, vous serez peut-être régularisés. » Les critères excluent en outre de nombreux profils, des aides à domicile, qui peuvent rarement justifier du temps plein exigé, aux livreurs à vélo payés comme autoentrepreneurs.
Cette politique n'a pas fait baisser le nombre de personnes en situation irrégulière, mais elle les a fragilisées. « La logique n'est pas tant d'empêcher les régularisations que d'en faire une faveur, analyse Nicolas Jounin. Or, c'est là la définition même de la précarité. » La relation à l'employeur s'en trouve encore plus inégalitaire. « Quand ils découvrent qu'ils emploient un salarié sans titre, certains enclenchent des démarches de régularisation, mais d'autres lui demandent de partir ou le gardent avec la menace de s'en séparer à tout moment, rappelle Gérard Ré, en charge de la question à la CGT. Le salarié ne dépend plus tant du code du travail que du bon vouloir du patron. » D’où d’innombrables violations de la législation sur les salaires, les horaires, la santé et la sécurité, contre lesquelles les travailleurs osent rarement s’élever.
Accidents du travail largement sous-déclarés
« Tu as tout le temps peur d'être contrôlé sur le chemin du travail, puis une fois sur place », témoigne Ibrahima, 34 ans, qui conditionne des fruits à Rungis pour des supermarchés parisiens. Arrivé de Guinée Conakry en 2018, il s'est fait embaucher sous alias : la personne dont il emprunte l'identité perçoit son salaire et ne lui reverse pas la totalité. Bien qu’il paye des cotisations, Ibrahima ne dispose pas d’une carte vitale. Un jour, il s'est entaillé la main en ouvrant une palette et a caché sa blessure. « J’avais peur que mon employeur me demande de prendre un arrêt ou me mette en fin de mission sans que je puisse être indemnisé. » Pour avoir droit à la sécurité sociale – hors aide médicale de l'État (AME) – il faut le plus souvent être en situation régulière. Une exception existe pour les accidents du travail et les maladies professionnelles : dans ces deux cas, « aucune condition de régularité du séjour et de travail n’est exigée » pour percevoir des prestations, rappelle dans l'un de ses documents le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Mais la réalité est plus complexe. Quand ce ne sont pas les travailleurs qui dissimulent leur pathologie par crainte de perdre leur emploi, les employeurs en profitent pour sous-déclarer les accidents.
Délégué CGT, Ali Chaligui se souvient d’un salarié sans-papiers qui s'est cassé l'épaule en 2022 dans un centre de tri des Hauts-de-Seine. « NTI, le sous-traitant qui l’embauchait et a été liquidé depuis, ne voulait pas déclarer l’accident et l’a licencié quand il a appelé les pompiers », décrit-il. Cette fois, le salarié a osé saisir l’inspection du travail et la CGT. Plusieurs dizaines de salariés sans papiers qui affirment avoir travaillé pour Veolia, Suez ou Paprec1
, via NTI, l’ont depuis rejoint pour dénoncer leurs conditions de travail. « Ils étaient employés à des travaux de hauteur, dans des zones confinées et empoussiérées, souvent sans protection », souligne Ali Chaligui. Onze d’entre eux ont réclamé leur embauche par Veolia. Joint par Santé & Travail, ce groupe assure avoir désormais fourni des autorisations de travail à la plupart d’entre eux et qu’il va les embaucher en CDI. Pour régulariser leur situation à la préfecture, les travailleurs ont en effet besoin qu’un employeur fasse ces démarches, fournisse des preuves de leur travail passé et une attestation « de concordance » entre leur vraie identité et leur ancien alias.
Des employeurs qui contournent leurs obligations
A Alfortville (Val-de-Marne), 18 sans-papiers tiennent depuis décembre 2021 un piquet de grève devant un centre Chronopost. Ils affirment avoir trié des colis pour cette filiale du groupe La Poste, via un contrat d’intérim avec Derichebourg – qui n'a pas donné suite à nos questions. Depuis, les entreprises tentent de se dédouaner. « Chez Chronopost, ils disent qu’ils ne nous connaissent pas. Chez Derichebourg, pareil », regrette Aboubacar Dembélé, porte-parole des travailleurs, soutenus par Solidaires. Joint par Santé & Travail, Chronopost dit avoir « mis fin le 30 mai 2022 au contrat du prestataire de service (...) après avoir constaté des manquements dans la gestion de leur personnel ». Mais faute des documents exigés, les dossiers de la plupart des travailleurs restent bloqués à la préfecture. Saisi par le syndicat SUD-PTT, le tribunal judiciaire de Paris vient de condamner début décembre La Poste pour manquement à son devoir de vigilance au regard des conditions d’emploi et de travail des travailleurs sous-traitants de ses filiales Chronopost et DPD France.
Assa, la trentaine, a mis des années à obtenir des papiers. Cette Malienne a travaillé plus d'un an au ménage d’un centre commercial sous l'identité de sa belle-sœur. Quand le prestataire qui l'employait a perdu le marché, mi-2021, le repreneur l’a licenciée en découvrant sa situation. Elle a dû attendre huit mois avant que le nouveau sous-traitant accepter d’entamer des démarches et près d’un an de plus pour recevoir un titre de travail, qui a enfin stabilisé sa situation. « Je peux enfin toucher mon salaire sur mon compte, souffle-t-elle. J'ai retrouvé mon emploi. Je suis très contente. »
La régularisation rééquilibre un peu le rapport de force avec les employeurs. Après les premières grandes grèves de sans-papiers, vers 2008, « les travailleurs exploités dans la restauration qui ont été régularisés sont partis faire autre chose », illustre Etienne Deschamps, de la CNT-SO. Leur situation n’en reste pas moins précaire : une partie des titres de séjour délivrés sont liés à un métier ou un secteur, ce qui réduit leur marge de manœuvre. Une logique que le projet de loi en cours pourrait encore renforcer.
- 1Contactés par Santé & Travail, Suez dit condamner « fermement le recours à de la main d'œuvre irrégulière » et Paprec n’a pas donné suite à notre demande de commentaire.