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Etats-Unis : « Détruire une instance de recherche et de diffusion des connaissances est toujours une grande perte pour la société »

entretien avec Hélène Sultan-Taïeb, économiste de la santé au travail, professeure à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM)
par Bérénice Soucail / 10 juin 2025

Donald Trump justifie les licenciements au National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) au nom de prétendues économies budgétaires. Mais l’absence de prévention des risques professionnels peut avoir des effets économiques néfastes, à court et long termes, comme l’explique Hélène Sultan-Taïeb, économiste de la santé au travail.
 

Trump supprime des postes et coupe drastiquement dans le budget du NIOSH, l’institut national pour la sécurité et la santé au travail américain, dans le but affiché de faire des économies. En quoi ce discours est-il trompeur ?

Hélène Sultan-Taïeb : Il s’agit d’un raisonnement purement comptable. Regarder uniquement les coûts du NIOSH ne prend en compte qu’une partie de la réalité : les coûts de l'inaction en prévention ne sont pas envisagés. Dans une approche économique, on regarderait les coûts du NIOSH dans un budget fédéral, par rapport aux bénéfices des actions de prévention diffusées par cette agence : par bénéfices, j’entends autant la performance au travail liée aux absences évitées et au présentéisme évité, que ceux associés aux décès évités et aux dépenses de santé évitées grâce à la prévention. 

Trump dit vouloir stimuler la croissance économique aux États-Unis, mais la croissance s’appuie sur des personnes en bonne santé ! Et non sur des salariés malades, absents, qui font du présentéisme, ou qui décèdent…

Quels sont les bénéfices économiques de la prévention des risques ?

H. S.-T. : La théorie économique souligne depuis au moins les années 1960 qu’une population employée en bonne santé est plus productive. De ce point de vue-là, la prévention en milieu de travail est bien un facteur de croissance. Pour les employeurs, l’affaiblissement du NIOSH revient à perdre un allié en matière d’identification des risques dans les milieux de travail et de recommandations de bonnes pratiques pour les actions de prévention à implanter, par exemple en matière de limites d’exposition recommandées aux produits chimiques toxiques.

Et cela va au-delà des employeurs, car une personne en emploi travaille, mais aussi consomme, épargne, élève des enfants, s’occupe des parents vieillissants. Une population en âge de travailler qui n'est pas en bonne santé va moins contribuer au fonctionnement du système économique.

Quels risquent d’être les effets des annonces de Trump ?

H. S.-T. : L’enquête ESENER1 réalisée par l’agence européenne pour la sécurité et la santé au travail EU-OSHA montre que, lorsqu’on demande aux employeurs ce qui les pousse à faire de la prévention en leur offrant plusieurs réponses possibles - comme la pression des syndicats, la préoccupation de la santé des travailleurs, la survenue d’accidents du travail ou de maladies professionnelles par le passé, ou la réglementation - ils évoquent en premier lieu la réglementation !

Donc la réglementation joue un rôle très important en matière d'incitatif pour la prévention en santé au travail. Et le message que livre Trump aux employeurs en remettant en compte la pertinence des activités du NIOSH revient à dire que les efforts de prévention en santé au travail ne créent pas de valeur. C’est ignorer le coût de l’inaction à la fois pour les employeurs, les travailleurs et travailleuses, et la société de façon plus large.

Peut-on déjà en estimer ce coût ?

H. S.-T. : Il est difficile de savoir ce que ça coûte, et quel est le terme de l'impact économique. Mon avis est qu’il y aura des impacts directs, car l'inaction a un coût immédiat en termes d’accidents et de maladies causés par le travail mais non reconnus comme tels. Les impacts sur la vie des personnes au travail, donc sur leur contribution à la consommation, à la production du pays … et finalement, à la croissance économique sont significatifs. On peut également faire l’hypothèse d’un coût à moyen et long terme - tant que cette politique dure.

Et même au-delà …

H. S.-T. : Oui, car c’est une perte d'expertise incroyable ! Les équipes du NIOSH sont des équipes de chercheurs inestimables, par exemple sur les produits chimiques, les équipements de protection individuels, les dangers pour la santé dans le secteur des mines, etc. Leurs capacités à développer des recommandations utiles aux employeurs se perdent de cette façon-là… A chaque fois qu'on détruit une instance de recherche et de développement et diffusion des connaissances, c’est une grande perte pour la société. Ensuite, il est très difficile de reconstruire des équipes telles que celles du NIOSH : leur expertise est basée sur des années d'expériences et de recherches interdisciplinaires.

  • 1L'Enquête européenne des entreprises sur les risques nouveaux et émergents (ESENER)

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