
France Travail expérimente l’IA générative…sans réelle concertation
Depuis 2024, l’ex-Pôle Emploi teste des outils à base d’IA censés épargner aux conseillers des tâches chronophages et peu gratifiantes. Sceptiques, les organisations syndicales peinent à évaluer les effets concrets des « assistants » déployés. Quatrième volet de notre dossier « IA, c'est quoi ce travail ? ».
« Suivez la journée d’Anna, une conseillère de l’emploi assistée par l’IA et découvrez l’impact sur son quotidien. » Ainsi commence la vidéo récemment diffusée en interne par la direction de France Travail. L’animation met en scène Anna qui, à 9h45, se prépare à recevoir Marc, un demandeur d’emploi. Neo, outil d’IA, produit une synthèse automatique de la situation de Marc.
Durant l’entretien, la conseillère saisit des notes sur Chat FT, autre agent IA, qui génère la conclusion de l’échange. Anna emploie ensuite le même procédé avec un chef d’entreprise afin de rédiger une offre d’emploi. Une fois l’annonce publiée, c’est un robot conversationnel, Match FT, qui l'envoie par SMS à des candidats, et dialogue avec eux pour vérifier qu’ils sont intéressés, disponibles, et en accord avec les horaires et le salaire. Anna rappelle les candidats intéressés, puis part déjeuner… Si cette matinée est fictive - elle fusionne des tâches relevant de différents postes de conseillers -, les outils mis en avant sont bien réels, déjà déployés ou en cours de test.
La promesse du gain de temps
Engagé depuis une décennie dans l’automatisation, France Travail a pris le train de l’intelligence artificielle générative, « une opportunité de repenser l’expérience utilisateur », selon Sylvain Poirier, directeur du programme Data IA, qui estime que ces technologies peuvent faciliter le travail des conseillers en leur permettant de dialoguer avec les outils digitaux en langage naturel. Par exemple, une requête en langage courant suffit à Neo pour trouver l’information demandée. Une manière de remédier à la lourdeur des outils informatiques. « Aujourd’hui, les conseillers doivent souvent naviguer entre de nombreuses applications ouvertes sur leurs écran », observe Sylvain Poirier.
La direction promet un gain de temps. Un temps précieux qu’elle aimerait utiliser ailleurs. D’ici à 2027, son Plan d’efficience vise la réallocation de 3700 équivalents temps plein. Et pour cause, France Travail va devoir intensifier son accompagnement des bénéficiaires du RSA, comme l’exige la Loi pour le plein emploi de décembre 2023.
Mais certaines organisations syndicales se montrent sceptiques. « Le problème, c’est que la direction ne sait pas mesurer le temps gagné grâce à l’IA. On exige donc de constater d’abord les gains d’efficience avant de redéployer les effectifs », explique Natalia Jourdin, déléguée syndicale centrale Force ouvrière. Comme d’autres, la syndicaliste a été échaudée par la « trajectoire GDD [gestion des droits, NDLR] ». En 2016, la direction avait surévalué les gains de productivité liés à l’automatisation du traitement des demandes d’allocation. Les conseillers chargés de l’indemnisation s’étaient retrouvés en nombre réduit, et surchargés.
Des syndicats mis devant le fait accompli
Les effets du déploiement de l’IA nourrissent une certaine anxiété : dépossession du travail, perte de sens, déqualification, déshumanisation, et, en toile de fond, angoisse de perdre des emplois. Une méfiance exacerbée par l’opacité autour des outils d’IA et leur complexité technique. Certes, la direction a bien informé le Comité social et économique (CSE) central des premières expérimentations ayant démarré au printemps 2024. Elle a aussi consenti à créer un comité éthique interne. Mais certains délégués syndicaux s’estiment dépassés. « Nous sommes mis devant le fait accompli, une fois que les outils sont développés », dénonce Natalia Jourdin. Le processus d’information-consultation du CSE central sur l’introduction de l’IA à France Travail démarre à peine. Pourtant, selon la direction, Chat FT est déjà utilisé par 37 000 salariés sur les quelque 54 000 agents de l’opérateur.
Surtout, un deuxième outil, plus invasif, Match FT, est déjà en cours de test dans deux régions. Ce robot converse avec des demandeurs d’emploi par SMS ; il leur soumet une offre d’emploi et entame un dialogue visant à confirmer l'intérêt du candidat, à la place du conseiller qui, jusqu’ici, devait décrocher son téléphone pour ce faire.
En Pays de La Loire, l’outil a d’abord été expérimenté dans une poignée d’agences avant d’être étendu. Et c’est sur l’intranet que Dimitri Magnier, délégué CGT, a appris l’extension du test. Pour lui, « vouloir avancer à petits pas est un prétexte pour passer outre les prérogatives des instances ». Son CSE régional a obtenu en urgence une information-consultation. Sauf que la direction n’apporte pas assez d’éléments, selon la CGT, qui a refusé d’émettre un avis. Quant au recours à une expertise pour y voir plus clair, le syndicaliste estime qu’« elle serait biaisée, car l’outil concerne peu d’utilisateurs et seulement des agents volontaires ». « Ni pour, ni contre l’IA », il peine pour le moment à évaluer les effets de MatchFT.
Certains utilisateurs se montrent eux aussi dubitatifs. La direction considère qu’envoyer des SMS plutôt qu’appeler les demandeurs d’emploi augmente le taux de réponses, et épargne aux conseillers-entreprise des appels dans le vide. « Match FT ne me fait pas gagner du temps », juge pourtant l’un d’eux, Patrice, qui ne ressent guère d’effet sur la charge de travail : « Appeler des allocataires à la queue leu leu, on ne le fait pas tous les jours. » Par ailleurs, si « le robot fait son travail, c’est à nous d’analyser les réponses des demandeurs d’emploi. » Et c’est encore aux agents d’opérer la mise en relation entre les candidats qualifiés et les employeurs. Pour le moment, Patrice estime que son poste n’est pas menacé, l’essentiel de son activité consistant à « organiser des sessions de recrutement, et s’occuper de la logistique. »
Des effets difficiles à anticiper
Mais quelle somme de tâches l’IA sera-t-elle susceptible d’effectuer demain ? Le gadget pourrait-il se muer en assistant très envahissant ? « Avec le Plan d’efficience, la pression pour l’utilisation des outils d’IA va être de plus en plus forte », craint Dimitri Magnier. « Si, à un moment donné, cette super-machine se met à faire tout un tas de tâches, il y aura forcément moins besoin d’humains. L’automatisation a déjà réduit les embauches. On fait avec moins depuis un certain temps », indique Alain*, un conseiller référent indemnisation.
Comme le souligne l’économiste Odile Chagny, coordinatrice du projet DIAL-IA à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), les effets de l’intelligence artificielle sur le travail sont encore flous. « Quand les systèmes d’IA sont introduits dans les organisations, ce ne sont pas des produits finis, leurs usages se cherchent. Et leurs résultats sont non seulement incertains, mais aussi évolutifs. Ce n’est qu’en les déployant qu’on arrive vraiment à en mesurer tous les impacts. » D’où la nécessité, pour les représentants du personnel de France Travail, d’être associés à la conception de ces outils et d’être vigilants dès leur expérimentation et en continu.
*Le prénom a été modifié.
France Travail : des conseillers débordés et en souffrance éthique, par Catherine Abou El Khair, Santé&Travail, décembre 2024
Du coût social et psychique de la modernisation de l’Etat, par Stéphane Le Lay, sociologue du travail, Institut de psychodynamique du travail (IPDT), Santé&Travail, janvier 2023