© Candice Roger
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France Travail expérimente l’IA générative…sans réelle concertation

par Catherine Abou El Khair, Journaliste / 10 juillet 2025

Depuis 2024, l’ex-Pôle Emploi teste des outils à base d’IA censés épargner aux conseillers des tâches chronophages et peu gratifiantes. Sceptiques, les organisations syndicales peinent à évaluer les effets concrets des « assistants » déployés. Quatrième volet de notre dossier « IA, c'est quoi ce travail ? ».

« Suivez la journée d’Anna, une conseillère de l’emploi assistée par l’IA et découvrez l’impact sur son quotidien. » Ainsi commence la vidéo récemment diffusée en interne par la direction de France Travail. L’animation met en scène Anna qui, à 9h45, se prépare à recevoir Marc, un demandeur d’emploi. Neo, outil d’IA, produit une synthèse automatique de la situation de Marc.

Durant l’entretien, la conseillère saisit des notes sur Chat FT, autre agent IA, qui génère la conclusion de l’échange. Anna emploie ensuite le même procédé avec un chef d’entreprise afin de rédiger une offre d’emploi. Une fois l’annonce publiée, c’est un robot conversationnel, Match FT, qui l'envoie par SMS à des candidats, et dialogue avec eux pour vérifier qu’ils sont intéressés, disponibles, et en accord avec les horaires et le salaire. Anna rappelle les candidats intéressés, puis part déjeuner… Si cette matinée est fictive - elle fusionne des tâches relevant de différents postes de conseillers -, les outils mis en avant sont bien réels, déjà déployés ou en cours de test. 

La promesse du gain de temps

Engagé depuis une décennie dans l’automatisation, France Travail a pris le train de l’intelligence artificielle générative, « une opportunité de repenser l’expérience utilisateur », selon Sylvain Poirier, directeur du programme Data IA, qui estime que ces technologies peuvent faciliter le travail des conseillers en leur permettant de dialoguer avec les outils digitaux en langage naturel. Par exemple, une requête en langage courant suffit à Neo pour trouver l’information demandée. Une manière de remédier à la lourdeur des outils informatiques. « Aujourd’hui, les conseillers doivent souvent naviguer entre de nombreuses applications ouvertes sur leurs écran », observe Sylvain Poirier. 

La direction promet un gain de temps. Un temps précieux qu’elle aimerait utiliser ailleurs. D’ici à 2027, son Plan d’efficience vise la réallocation de 3700 équivalents temps plein. Et pour cause, France Travail va devoir intensifier son accompagnement des bénéficiaires du RSA, comme l’exige la Loi pour le plein emploi de décembre 2023.

Mais certaines organisations syndicales se montrent sceptiques. « Le problème, c’est que la direction ne sait pas mesurer le temps gagné grâce à l’IA. On exige donc de constater d’abord les gains d’efficience avant de redéployer les effectifs », explique Natalia Jourdin, déléguée syndicale centrale Force ouvrière. Comme d’autres, la syndicaliste a été échaudée par la « trajectoire GDD [gestion des droits, NDLR] ». En 2016, la direction avait surévalué les gains de productivité liés à l’automatisation du traitement des demandes d’allocation. Les conseillers chargés de l’indemnisation s’étaient retrouvés en nombre réduit, et surchargés. 

Des syndicats mis devant le fait accompli

Les effets du déploiement de l’IA nourrissent une certaine anxiété : dépossession du travail, perte de sens, déqualification, déshumanisation, et, en toile de fond, angoisse de perdre des emplois. Une méfiance exacerbée par l’opacité autour des outils d’IA et leur complexité technique. Certes, la direction a bien informé le Comité social et économique (CSE) central des premières expérimentations ayant démarré au printemps 2024. Elle a aussi consenti à créer un comité éthique interne. Mais certains délégués syndicaux s’estiment dépassés. « Nous sommes mis devant le fait accompli, une fois que les outils sont développés », dénonce Natalia Jourdin. Le processus d’information-consultation du CSE central sur l’introduction de l’IA à France Travail démarre à peine. Pourtant, selon la direction, Chat FT est déjà utilisé par 37 000 salariés sur les quelque 54 000 agents de l’opérateur. 

Surtout, un deuxième outil, plus invasif, Match FT, est déjà en cours de test dans deux régions. Ce robot converse avec des demandeurs d’emploi par SMS ; il leur soumet une offre d’emploi et entame un dialogue visant à confirmer l'intérêt du candidat, à la place du conseiller qui, jusqu’ici, devait décrocher son téléphone pour ce faire.

A la Poste, “sans vérification humaine, cet outil conduit à des aberrations”
Catherine Abou El Khair

En janvier 2024, une quinzaine de chargés de clientèle de bureaux de Poste d’Evreux (Eure), ont fait grève pour protester contre la gestion de leur planning par l’intelligence artificielle. Le logiciel Pop Assistant calcule les horaires et l’affectation des chargés de clientèle accueillant le public, en fonction de statistiques de fréquentation. La direction met en avant le gain de temps permis par cet outil, qui, en cas d’absence ou d’imprévu, peut générer un nouveau planning en un clin d’œil. En chœur, les organisations syndicales ont dénoncé le dispositif, et regretté de ne pas avoir été consultées avant son implantation. « Sans vérification humaine, il conduit à des aberrations », avertit Farid Majbour, délégué syndical central adjoint CFDT à La Poste.

De quoi démotiver ses utilisateurs, les responsables d’exploitation, dont l’une des missions consiste justement à construire ces plannings. « Des managers ont refusé de l’utiliser. Mais aujourd'hui, les directions peuvent les y contraindre », observe Marie Vairon, de Sud PTT. Pour obtenir des renforts auprès de sa hiérarchie, Sandrine*, responsable d’exploitation, doit d’abord vérifier si l’IA ne pourrait pas l’aider à pallier les sous-effectifs. « L’outil est censé s’améliorer, mais les plannings ne sont toujours pas adaptés à la réalité, témoigne-t-elle. Avec l’IA, l’organisation du travail est dictée par la seule fréquentation des bureaux de poste. Cela fait voler en éclats notre cadre d’organisation. »

Pop Assistant sous-estime en effet les besoins en effectifs. En outre, il peut suggérer aux intérimaires des postes de remplacement de seulement 30 minutes, ou faire se croiser deux guichetiers allant tous deux à l’opposé de leur domicile, car « il n’intègre pas les contraintes personnelles des chargés de clientèle », explique Cyrille Toledo, de l’Union fédérale des cadres de la fédération CGT-FAPT. Les responsables d’exploitation se retrouvent entravés par des injonctions contradictoires. Parvenir à combiner les horaires des uns et des autres en fonction d’impératifs liés à leur vie personnelle fait pourtant pleinement partie du métier. « Une m’a raconté qu’elle n’en dormait plus la nuit, rapporte le syndicaliste. Elle se sert officiellement de Pop IA, mais doit tout modifier à la main derrière. » 


* Le prénom a été modifié.

En Pays de La Loire, l’outil a d’abord été expérimenté dans une poignée d’agences avant d’être étendu. Et c’est sur l’intranet que Dimitri Magnier, délégué CGT, a appris l’extension du test. Pour lui, « vouloir avancer à petits pas est un prétexte pour passer outre les prérogatives des instances ». Son CSE régional a obtenu en urgence une information-consultation. Sauf que la direction n’apporte pas assez d’éléments, selon la CGT, qui a refusé d’émettre un avis. Quant au recours à une expertise pour y voir plus clair, le syndicaliste estime qu’« elle serait biaisée, car l’outil concerne peu d’utilisateurs et seulement des agents volontaires ». « Ni pour, ni contre l’IA », il peine pour le moment à évaluer les effets de MatchFT.

Certains utilisateurs se montrent eux aussi dubitatifs. La direction considère qu’envoyer des SMS plutôt qu’appeler les demandeurs d’emploi augmente le taux de réponses, et épargne aux conseillers-entreprise des appels dans le vide. « Match FT ne me fait pas gagner du temps », juge pourtant l’un d’eux, Patrice, qui ne ressent guère d’effet sur la charge de travail : « Appeler des allocataires à la queue leu leu, on ne le fait pas tous les jours. » Par ailleurs, si « le robot fait son travail, c’est à nous d’analyser les réponses des demandeurs d’emploi. » Et c’est encore aux agents d’opérer la mise en relation entre les candidats qualifiés et les employeurs. Pour le moment, Patrice estime que son poste n’est pas menacé, l’essentiel de son activité consistant à « organiser des sessions de recrutement, et s’occuper de la logistique. »

Des effets difficiles à anticiper

Mais quelle somme de tâches l’IA sera-t-elle susceptible d’effectuer demain ? Le gadget pourrait-il se muer en assistant très envahissant ? « Avec le Plan d’efficience, la pression pour l’utilisation des outils d’IA va être de plus en plus forte », craint Dimitri Magnier. « Si, à un moment donné, cette super-machine se met à faire tout un tas de tâches, il y aura forcément moins besoin d’humains. L’automatisation a déjà réduit les embauches. On fait avec moins depuis un certain temps », indique Alain*, un conseiller référent indemnisation. 

Comme le souligne l’économiste Odile Chagny, coordinatrice du projet DIAL-IA à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), les effets de l’intelligence artificielle sur le travail sont encore flous. « Quand les systèmes d’IA sont introduits dans les organisations, ce ne sont pas des produits finis, leurs usages se cherchent. Et leurs résultats sont non seulement incertains, mais aussi évolutifs. Ce n’est qu’en les déployant qu’on arrive vraiment à en mesurer tous les impacts. » D’où la nécessité, pour les représentants du personnel de France Travail, d’être associés à la conception de ces outils et d’être vigilants dès leur expérimentation et en continu. 


*Le prénom a été modifié.

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