
« Les institutions sont de moins en moins capables de saisir les nouvelles formes de toxicité »

Valentin Thomas, chercheur en sciences sociales au CNRS, rappelle que la classification des agents cancérogènes est historiquement liée au monde de la santé au travail. Il alerte sur le fait que les expertises ayant donné lieu à classification sont aujourd'hui impuissantes à saisir la globalité du monde toxique.
Votre livre1 plonge dans la fabrique des classifications de substances cancérogènes, à travers le cas du Centre international de recherche sur le cancer, le Circ, qui est une agence spécialisée de l'Organisation mondiale de la santé, l'OMS. Quels sont ses liens avec le monde de la santé au travail ?
Valentin Thomas : Les liens sont à la fois marqués et pas immédiatement explicites. Le Circ s’est appuyé sur des données qui circulaient déjà dans différentes institutions comme le Bureau international du travail, le BIT. Il va aussi coconstruire sa classification avec l’Occupational safety and health administration, l'Osha, qui est l’agence fédérale chargée d’édicter des règles de santé au travail aux États-Unis.
Par ailleurs, les substances évaluées au Circ se retrouvent beaucoup en milieu professionnel : les métaux lourds, l’amiante, des pesticides, des huiles minérales et des dérivés du pétrole, le benzène notamment. Mais le lien n’est fait explicitement qu’à la fin des années 1970, après une évaluation qui acte la cancérogénicité de l’amiante : le Circ va alors se positionner du côté de la santé au travail, essentiellement pour des raisons stratégiques. Pour cette institution, c’est l’occasion de se construire une image relativement autonome des pouvoirs de l’argent.
Enfin, lorsque des études épidémiologiques sont disponibles, ce qui est loin d’être toujours le cas, ces dernières sont souvent menées en milieu professionnel.
L’histoire de la connaissance des cancérogènes est donc vraiment adossée à l’histoire de la santé au travail. Le paradoxe étant qu’aujourd’hui, les expositions professionnelles sont bien moins médiatisées, documentées, publicisées que les expositions environnementales, alors que les connaissances que nous avons viennent du monde professionnel.
Quel rôle jouent ces classifications d’agents cancérogènes dans les politiques publiques et, en particulier, dans les politiques de prévention en milieu professionnel ?
V.T. : Tout au long des années 1970, 1980, 1990, on a assisté à une sorte d’allongement de la chaîne de production des politiques de santé publique en matière de contrôle des cancérogènes. D’une institution dont les expertises pouvaient être converties en décisions politiques, le Circ est devenu une institution garante d’un signal d’alerte sur certains toxiques.
Actuellement, dès que le Circ classe une substance, des discours sont immédiatement produits pour relativiser, souligner que cette classification concerne les dangers intrinsèques de la substance et non la probabilité réelle que le cancer se développe. C’est particulièrement visible dans le cas du glyphosate, mais aussi de l’aspartame, des ondes électromagnétiques, des fumées de moteurs diesel, pour ne citer que quelques exemples récents. Reprise par d’autres institutions à l’échelle européenne ou internationale, la classification est par ailleurs retravaillée, le plus souvent dans le sens de la fixation de seuils d’exposition plutôt que dans celui de l’interdiction de la substance.
Pourquoi et comment les processus de classification sont-ils entravés ?
V.T. : J’identifie trois grands mécanismes. Le premier, c’est la saturation, c’est-à-dire l’écart entre le nombre de composés en circulation – environ 100 000 à 200 000 sur le marché européen – et les capacités d’expertise des institutions. Le deuxième, c’est la concurrence entre les groupes d’experts, qui maintient des controverses pendant de très longues périodes. Le troisième, c’est la standardisation de certaines manières de concevoir les cancérogènes : par exemple, l’évaluation du monde toxique, substance par substance, n’est presque jamais interrogée. Or, cela empêche non seulement de saisir des formes d’exposition réelle – l’effet cocktail – mais cela participe aussi à la saturation puisqu’évaluer les substances une par une prendrait des centaines d’années.
Quelles sont les conséquences de telles entraves sur la santé publique et plus particulièrement sur la santé au travail ?
V.T. : Si l’on établit simplement le ratio entre le nombre d’agents potentiellement problématiques et les capacités d’expertise des organisations, on peut dire que la situation s’aggrave, c’est-à-dire que nous sommes face à des pollutions de plus en plus généralisées, à un monde de plus en plus toxicisé et à des institutions de moins en moins capables de saisir ces formes de toxicité. Et il ne s’agit pas simplement des composés en circulation, mais de tous ceux qui sont encore dans le sol, dans l’air, dans les eaux...de tout cet héritage toxique qui passe sous les radars.
Bien sûr, les expertises ayant donné lieu à des classifications ont encore d'importants effets sur les politiques de prévention des expositions en santé au travail. Il est important de ne pas occulter qu'elles ont pu servir de ressources à certaines luttes syndicales, sociales : c’est vrai pour le glyphosate, l’amiante, le benzène. Mais ce type d’expertise produit aussi un resserrement du débat autour de questions techniques qui ne permet pas d’interroger les raisons véritables pour lesquelles les personnes sont exposées. À savoir un rapport de domination, de subordination salariale, certaines formes d’organisation de l’économie, toutes choses dont les expertises ne peuvent rien dire.
Dans ce contexte, comment garantir au mieux la santé au travail ?
V.T. : En n’oubliant pas que les instances d’expertise ne peuvent constituer les seules ressources dans une lutte écologique ou syndicale, qu’elles ne sont pas le seul terrain sur lequel le rapport de forces peut se jouer. En l’absence d’étude précise sur l’étendue et la dangerosité de leurs expositions, il arrive par exemple que des salariés ou des riverains de sites pollueurs produisent leurs propres données, avec l’aide ou non d’équipes scientifiques. Cela peut contribuer à construire et à mobiliser un collectif.
- 1"Classé cancérogène. Enquête sur un processus entravé", Presses de Science Po, 2025.
Un appel aux dons pour financer la recherche sur les cancers professionnels, par Corinne Renou-Nativel, Santé & travail, mars 2025.
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« Une appréhension du cancer très individualisante », entretien avec Zoé Rollin co-directrice du Giscop93, par Nolwenn Weiler, Santé & travail, novembre 2023.