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Internet plante la reconnaissance des maladies professionnelles

par Fanny Marlier / 23 novembre 2022

La dématérialisation des procédures de reconnaissance en maladie professionnelle complique considérablement les démarches des victimes, alertent les associations ou syndicats qui les accompagnent. Au risque de restreindre l’accès aux droits des malades, découragés.

Pendant la moitié de sa vie, François a peint des toitures, des flocages et poncé des tuyaux. En 2021, il reçoit un « coup de massue » quand son généraliste diagnostique trois pathologies liées à l’amiante : des plaques pleurales, de l’asbestose et un cancer colorectal. Quelque temps après, celui-ci lui suggère de lancer une procédure de reconnaissance en maladie professionnelle. Jamais François n’aurait imaginé la double peine qu’il allait devoir affronter. Outre l’énorme paperasserie à réunir, la complexité informatique l’a « totalement désarmé », confie-t-il.
Devant l’ampleur de la tâche, l’homme âgé et isolé a d’abord baissé les bras. Jusqu’à ce que son médecin lui conseille de se rapprocher de l’Association de défense des victimes de l’amiante et des maladies professionnelles de l’Artois (Adevartois). « Énormément de gens n’ont pas accès au numérique, insiste Lydie Jablonski, la bénévole qui s’est occupée de son dossier. Les personnes qui nous demandent de l’aide n’ont parfois même pas d’adresse mail. Sans nous, elles laisseraient tomber. »

400 caractères maximum

Axe majeur de la « nouvelle gestion publique » des administrations, la dématérialisation des procédures – dont l’objectif affiché est d’améliorer la performance des services publics, tout en réduisant leurs coûts par la diminution du nombre d’agents – a bouleversé l’accès aux droits des citoyens. Dont beaucoup se retrouvent démunis face aux démarches en ligne, comme les personnes âgées, certains jeunes, les détenus, ou les personnes en situation de précarité, « alors même que ce sont celles pour lesquelles l’accès aux droits sociaux et aux services publics revêt un caractère vital », souligne un rapport de la Défenseure des droits, publié en février 2022.
Cette dématérialisation décourage également des milliers de salariés ou retraités, atteints d’un cancer, de troubles musculosquelettiques, ou d’une autre pathologie liée au travail, qui finissent par renoncer à s’engager dans des formalités que le numérique rend encore plus fastidieuses. Même les membres aguerris des associations de défense des victimes ou des organisations syndicales butent sur les difficultés du système.
Désormais, l’usager doit commencer par envoyer une lettre recommandée à sa caisse primaire d’assurance maladie (Cpam). Laquelle lui adresse ensuite, par voie postale, des codes d’accès pour se connecter sur le site internet de l’Assurance maladie, où il doit remplir le « Questionnaire risques professionnel ». Et ce, dans les quinze jours suivant la date d’envoi du courrier de la Cpam. Or, « celui-ci peut parfois mettre plus d’une semaine à arriver dans la boîte aux lettres », témoigne Sonia Hertz, vice-présidente de l’Association de défense des victimes de l’amiante de la Sarthe (Adeva 72).
Pierre angulaire du dossier, le questionnaire permet de collecter des informations détaillées sur le métier pratiqué, les conditions de travail, l’environnement, etc. Mais aussi sur la pathologie en décrivant, par exemple, les mouvements répétitifs réalisés au quotidien. Le problème, c’est qu’il faut le faire… en 400 caractères maximum, ou 800 dans certains cas ! « On ne peut absolument pas être exhaustif », regrette Alain Carré, ex-médecin du travail qui anime des consultations médicales pour les agents des industries électriques et gazières.

Déconnexion intempestive

Pire encore, pour des raisons de sécurité, la page se déconnecte automatiquement au bout de quinze minutes. Résultat : comme rien n’est enregistré, il faut recommencer à zéro. Pour pallier cette difficulté, associations de défense des victimes et syndicalistes ont pris pour habitude de tout rédiger au préalable sur un document vierge, à part. Lydia Jablonski se souvient aussi d’un dossier de surdité pour lequel elle n’arrivait pas à joindre les enregistrements sonores illustrant l’environnement dans lequel le justiciable travaillait : « C’est tout simplement impossible, la plateforme considère que le fichier est trop lourd, même si on le raccourcit. » Constat similaire pour les photos, dont les formats ne sont pas toujours acceptés.
Pour remédier à ces situations pénalisantes, l’Assurance maladie fait une promesse : « Si vous ne disposez pas d’une connexion internet, vous pouvez obtenir le questionnaire en version papier en appelant le 3646. » Car depuis le début des années 2000, il n’est plus possible d’appeler directement un agent en charge des dossiers. Il faut passer par la plateforme d’écoute, au 3646. Dans son ouvrage Mourir de son travail aujourd'hui. Enquête sur les cancers professionnels, la sociologue Anne Marchand raconte comment celle-ci a pour objectif d’inviter les assurés à créer un espace sur le site ameli.fr« pour qu’ensuite ils n’appellent plus ». Les agents qui prennent les coups de fil ne bénéficient que d’une courte formation de six mois. Ce qui donne parfois lieu à des réponses ubuesques. Marie Pascual, médecin du travail en retraite et l’une des fondatrices de l’association Ramazzini, se souvient d’une personne qui, après plus de trente minutes d’attente, s’était vu rétorquer : « Pourquoi déclarez-vous une maladie professionnelle alors que vous êtes à la retraite ? » !
Et d’une caisse à l’autre, en fonction des moyens alloués, la gestion des dossiers n’est pas la même. « Ceux qui n’ont pas accès à internet peuvent parfois déposer leur dossier en version papier dans leur centre de sécu, mais ils ne reçoivent absolument aucune réponse », assure Carine Toutain, juriste à l’Andeva.

« Un processus tout de même plus rapide »

Conseillère en droit du travail pour la CFDT et membre de l’association Ramazzini, Marie Sanroman voit toutefois des avantages à la procédure dématérialisée pour ceux qui maîtrisent le numérique : « Le processus est tout de même plus rapide, souligne-t-elle. Les justiciables peuvent désormais suivre leur dossier en ligne, consulter les pièces déposées par l’employeur, et les commenter si besoin. Avant, ils avaient dix jours pour se rendre dans leur caisse afin d’y avoir accès et certains habitaient à plus d’une heure de route. »
Pour Sonia Hertz de l’Adeva 72, il est néanmoins essentiel « d’obtenir des moyens pour permettre aux gens de choisir entre numérique ou version papier ». Seulement, en France, la gestion des maladies professionnelles, « c’est un peu le parent pauvre de l’Assurance maladie », conclut-elle.