© Thélème Films
© Thélème Films

L’affaire France Télécom sur grand écran

par Corinne Renou-Nativel / 13 septembre 2023

Réalisé à l’initiative du syndicat SUD-PTT, le film Par la fenêtre ou par la porte de Jean-Pierre Bloc revient sur les suicides survenus à France Télécom et le long combat mené pour que l’entreprise soit condamnée. Un documentaire qui veut relancer le débat sur la souffrance au travail.

« J’avais 11 ans lorsque ma mère m’a annoncé sur le pas de la porte le décès de mon père, explique Matthieu Louvradoux, fils de Rémy Louvradoux, qui s’est immolé le 26 avril 2011 devant l’agence France Télécom où il travaillait. L’histoire de la souffrance de mon père est politique car elle est le fruit de la politique de l’entreprise France Télécom-Orange, de son actionnaire principal et de ses dirigeants. L’histoire de sa mort, une parmi des dizaines d’autres, doit être gardée en mémoire comme étant la preuve que leurs profits ont valu plus que sa vie. » Le témoignage de Matthieu Louvradoux et celui de sa sœur, Juliette, ouvrent le documentaire Par la fenêtre ou par la porte, réalisé par Jean-Pierre Bloc. Un film réalisé « à l’initiative de la fédération SUD-PTT, dont le combat a enclenché le procès contre France Télécom-Orange et sa direction », prévient un carton en introduction.

Une affaire hors-norme

« L’affaire se distingue par le nombre de personnes concernées avec plus de vingt suicides et 22 000 salariés poussés vers la porte, ainsi que par un procès hors norme avec 18 avocats de chaque côté, 39 parties civiles issues du dossier d’instruction et 119 parties civiles apportées par SUD retenues, rappelle Isabelle Bourboulon, journaliste indépendante, autrice du Livre noir du management et collaboratrice du documentaire. Même si la condamnation des dirigeants, Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès et Olivier Barberot en 2019 a été relativement amoindrie en appel en 2022, elle a touché des dirigeants du CAC 40 pour la première fois de l’histoire française. »
Le projet de documentaire est né lors de ce procès en appel. « Au moment du premier procès, nous avions déjà souhaité faire un bilan en publiant dans un livre, La raison des plus forts, les chroniques d’audience rédigées par des sociologues, des scientifiques, des écrivains, etc., à la demande de l’intersyndicale, rappelle Patrick Ackermann, responsable national du secteur télécom de SUD-PTT au moment des événements et l’un des fondateurs de l’Observatoire du stress et des mobilités forcées. Par un documentaire, nous voulions lancer un débat sur notre histoire et les condamnations sans prison ferme, en-deçà de ce que la décence demanderait sur un tel sujet. »

Montrer la lutte syndicale

Avec un budget « syndical » (20 000 euros), Patrick Ackermann réunit autour de lui le réalisateur Jean-Pierre Bloc, Isabelle Bourboulon et un technicien, avec le souhait de se démarquer les documentaires déjà réalisés. « Ce que je n’avais jamais vu, c’était la lutte syndicale, l’intelligence mise au service du combat, explique Jean-Pierre Bloc. Il était important également de ne pas se limiter au procès et d’ouvrir à la question du travail aujourd’hui, d’interpeller les politiques sur les conditions de travail, jamais traitées à l’Assemblée. » Patrick Ackermann complète : « La lutte syndicale est montrée sur quatre décennies avec ses hésitations, ses erreurs, ses recherches, de manière vivante, douloureuse, joyeuse aussi. »
« Par la fenêtre ou par la porte », c’est l’expression employée par Didier Lombard en 2006 lorsqu’il annonce aux actionnaires le départ de 22 000 salariés, protégés par leur statut de fonctionnaire, pour dégager un « cash flow » de 7 milliards d’euros. Le film retrace l’histoire de France Télécom depuis les diverses tentatives de privatisation à partir de 1993. Effective en 2004, celle-ci ouvre la voie à un vaste plan de restructuration, avec un programme managérial intitulé « Anticipation et compétences pour la transformation » (ACT) que les salariés, mis sous pression, rebaptisent rapidement « Allez, casse-toi ! ».

Décryptages

Pour décrypter les enjeux de cette évolution, le documentaire rassemble les témoignages d’acteurs de l’affaire, comme de nombreux syndicalistes, la médecin du travail Monique Fraysse, l’inspectrice du travail Sylvie Catala, les avocats Jean-Paul Teissonnière et Sylvie Topaloff. Ces trois derniers ont joué un rôle déterminant dans la démonstration de l’existence d’un « harcèlement moral institutionnel », clé de voute de la plainte déposée contre l’entreprise et ses dirigeants. Le film livre également les analyses éclairantes du juriste Emmanuel Dockès, des sociologues Annie Thébaud-Mony et Danièle Linhart, du psychanalyste Roland Gori, des économiste Thomas Coutrot et Pierre Khalfa, etc.
S’est posée avec acuité la question du refus, parfois mal compris, d’une dimension compassionnelle. Un débat hérité de l’approche de l’Observatoire du stress, rappelle Patrick Ackermann : « Pour crever le mur des médias, plutôt que de mettre en avant chaque victime, nous avions choisi de comptabiliser les suicides et d’exposer les lieux et les conditions en les anonymisant. Cette liste froide et clinique a permis d’alerter sur la gravité de ce qui se passait à France Télécom. Les collègues vivaient très mal de rencontrer les familles, d’enquêter auprès d’elles pour les CHSCT, d’où ce choix initial. »

Un témoignage à la fois sobre et sensible

Malgré un parti-pris identique, le film Par la fenêtre ou par la porte reste porteur d’émotion, lorsqu’il évoque, avec pudeur, les victimes, à travers la parole de leurs proches. Les témoignages des enfants Louvradoux s’accompagnent de dessins, sans filmer leurs visages. Dans des archives, collègues et syndicalistes disent leur culpabilité de ne pas avoir pu empêcher un suicide. La captation de la pièce Les impactés, créée par la compagnie Naje (Nous n’abandonnerons jamais l’espoir) à partir de rencontres avec des salariés de l’entreprise, restitue son atmosphère pendant ces années noires. L’actrice Ariane Ascaride interprète avec sobriété et sensibilité un texte de commentaire au cordeau.
Une fois charpenté, le documentaire a obtenu le soutien de l’intersyndicale. Grâce à l’enthousiasme large qu’il suscite, un financement participatif a permis de réunir une enveloppe supplémentaire de 35 000 euros. Le film sortira le 8 novembre dans des salles de cinéma, « le meilleur lieu pour débattre des questions posées sur la possibilité d’un durcissement de la loi sur le harcèlement moral, de la violence d’un patronat internationalisé et de l’avenir du travail », estime Patrick Ackermann.

A lire aussi