
« L’alternance génère un risque systémique pour la santé des jeunes »

La surexposition aux risques des jeunes en formation professionnelle est souvent imputée à leur inexpérience. Pour Aymeric Le Corre, doctorant en sociologie, c’est le dispositif d’alternance qui rend ces jeunes vulnérables. En cause, un apprentissage fragmenté de la santé au travail et une prise en compte insuffisante de la prévention des dangers chez les formateurs et les employeurs.
Selon l'enquête que vous avez menée dans des lycées professionnels et centres de formation d’apprentis en Nouvelle-Aquitaine, plus d’un tiers des jeunes se formant aux métiers de la métallurgie ont été victimes d’accidents du travail sur les douze derniers mois. Ce chiffre élevé interpelle...
Aymeric Le Corre : Dès leur formation, les lycéens et apprentis sont surexposés aux accidents du travail. Sur les 270 jeunes en bac professionnel de technicien outilleur, d’usineur et de chaudronnier industriel, que j’ai suivis, 35% ont été victimes d’un accident du travail sur les douze derniers mois. Ils déclarent donc un taux d’accidents du travail 4,5 fois supérieur à celui de l'ensemble des 15-24 ans ayant travaillé sur la même période. Dans mon échantillon, 56% des apprentis ont été victimes d’accidents, principalement sur leur lieu de travail. Mais le phénomène concerne aussi 30% des lycéens, qui se blessent tant en milieu professionnel que scolaire. Parmi ceux-ci, un tiers se blessent dans les deux lieux.
Ces chiffres sont surprenants. Les jeunes en formation font l’objet d’une législation spécifique censée les protéger des risques du travail. Et le Code du travail exige des formations à la sécurité pour les 15-18 ans effectuant des travaux dangereux pour leur santé.
Comment expliquer cette surexposition ?
A.L.C. : Les causes sont multiples, mais les établissements de formation et les employeurs sont relativement défaillants sur la prévention des risques. Les professionnels de la formation n’ont pas tout à fait conscience des dangers des métiers qu’ils enseignent. Ce ne sont pas des professionnels de la santé et de la sécurité au travail, et cela fait parfois longtemps qu’ils n’ont pas exercé. Ils n’ont pas toujours le bagage nécessaire pour préparer correctement les jeunes à ces enjeux. Lors des ateliers scolaires, il est fréquent de voir des lycéens sans gants, sans lunettes ou encore sans bouchons d’oreilles et les remarques des enseignants sont souvent parcellaires. J’ai vu des jeunes débuter de nouvelles techniques de soudage sans être informés du danger des rayonnements ionisants.
Il n’y a pas de démarche pédagogique forte pour qu’ils comprennent l’importance de la santé et de la sécurité au travail, au fur et à mesure de l’acquisition de nouveaux gestes. Et quand un accident survient dans un établissement, celui-ci ne va pas effectuer une analyse de ses causes. Les professionnels de la formation renvoient souvent à la seule responsabilité individuelle du jeune : s’il s’est brûlé, c’est parce qu’il n’a pas mis ses gants et non pas parce que l’éclairage de l'atelier est défaillant.
Qu'avez-vous observé concernant les pratiques des entreprises ?
A.L.C. : Elles sont très hétérogènes. Les professionnels de la formation sont témoins de mauvaises pratiques des entreprises. Ils font le constat des blessures des jeunes. Et ils voient comment les apprentis, à leur retour à l’atelier, intériorisent les méthodes visant à travailler plus vite au mépris de leur sécurité. Le problème est qu’ils n’ont pas forcément la disponibilité pour leur faire corriger leurs comportements, et ils n’ont pas l’habitude d’interpeller leurs employeurs.
Votre enquête souligne que seuls 62% des lycéens et 37% des apprentis ont été informés par leur établissement ou leur employeur des risques en matière de santé et de sécurité…
A.L.C. : L’apprentissage de la prévention des risques est fragmenté entre l’école et l’entreprise. L’établissement de formation comme l’employeur sont en principe responsables de la sécurité sur leurs temps d’accueil respectifs, mais ils ne communiquent pas entre eux sur cet enjeu. Par ailleurs, au sein des établissements de formation, on observe des cloisonnements entre les enseignants de prévention santé environnement (PSE), les professionnels de la santé et ceux de la formation, ce qui limite aussi l’impact de la prévention de la santé au travail.
Que faire pour réduire ces risques d’accident ?
A.L.C. : La première chose serait de mieux former l’ensemble des professionnels à la santé et à la sécurité au travail. En établissement, ces enjeux devraient être portés de manière collective, par exemple en associant les infirmières scolaires. Mais pour aller plus loin, il faudrait que les établissements de formation pèsent aussi sur les employeurs. Les équipes font des visites en entreprise, mais elles ne négocient jamais les conditions de travail. Pointer ce type de problème reviendrait à perdre un lieu de stage ou d’apprentissage. Les impératifs économiques dominent les préoccupations de santé.
Faut-il réduire l’exposition au travail des jeunes en formation professionnelle ?
A.L.C. : C'est un vrai sujet. L'enseignement professionnel expose de plus en plus ses élèves au travail : dans la voie professionnelle, les stages représentent déjà environ 20 % du temps de formation, une durée que la réforme des lycées professionnels de 2023 vient encore augmenter.
Mais il faut bien comprendre que la surexposition aux accidents du travail des lycéens et des apprentis interroge plus largement. La logique d'alternance, telle qu'elle est structurée aujourd'hui, génère un risque systémique pour la santé des jeunes, du fait de la prise en compte insuffisante de la prévention des dangers, en établissement comme en entreprise. Au travail, ces jeunes sont affectés à des postes plus pénibles et dangereux que les autres salariés. Comme les intérimaires, ils sont devenus une variable d’ajustement dans le monde du travail. Et bien que ces jeunes soient conscients du risque d’accident, ils le banalisent.
Accidents du travail mortels : une indifférence française, par Nolwenn Weiler, Santé & travail, mai 2025.
Quand les jeunes font l'apprentissage du travail dangereux, par Nolwenn Weiler, Santé & travail, mars 2024.
Qui sont les accidentés du travail ?, par Frédéric Lavignette, Santé & travail, novembre 2022.