Quel était l’objectif des législateurs en 1919, lors du vote de la loi sur la reconnaissance des maladies d’origine professionnelle ?
Anne Marchand : La loi devait permettre, selon ses promoteurs, d’indemniser les victimes de maladies professionnelles mais aussi, en reliant réparation et prévention, de rendre les maladies du travail « évitables », pour reprendre les termes de l’époque. Le secrétaire de la commission d’hygiène industrielle, Jean Leclerc de Pulligny, disait ainsi au cours des débats qui ont précédé le vote : « Cette loi fera plus pour l’hygiène des ateliers que tous les règlements et tous les inspecteurs du travail. Quand cela coûtera de tuer les hommes, quand cela élèvera le prix de revient, on n’en tuera plus. » Le député et médecin Gilbert Laurent espérait quant à lui que « l’obligation de réparer généralisera[it] l’obligation de préserver ». Ce dispositif ne devait pas se limiter à indemniser les victimes du travail : il était envisagé, plus largement, comme un système de surveillance des effets du travail sur la santé pour améliorer les conditions de travail.
Quel est selon vous le signe que la loi n’a pas atteint cet objectif ambitieux ?
A. M. : Déjà, le nombre de personnes qui sont malades ou qui décèdent du fait de leur activité ne faiblit pas. Ensuite, il existe un phénomène de sous-déclaration des maladies professionnelles tellement massif qu’il fait l’objet d’une mesure dans le cadre de la loi de financement de la Sécurité sociale. Depuis 1996 est ainsi voté chaque année le montant que la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP), financée par les seuls employeurs, doit verser à la branche maladie en compensation de ces maux du travail non déclarés et non reconnus. Ce montant est en constante augmentation. Il faut bien garder à l’esprit que les données qui nous sont communiquées annuellement sur le nombre d’accidentés et de malades du travail ne reflètent en aucun cas la réalité.
Comment expliquer cet échec ?
A. M. : D’abord par le non-respect de certaines des obligations inscrites dans la loi de 1919. Par exemple, la loi confie un rôle central aux médecins, crucial à la fois pour permettre aux victimes d’être indemnisées mais aussi dans une perspective de veille sanitaire et d’amélioration des tableaux de maladies professionnelles. Or, la majeure partie du corps médical ne remplit pas ces obligations. Lorsqu’on se tourne vers les archives, c’est encore plus vertigineux : cette situation est identifiée dès les premiers bilans d’application de la loi, dans le milieu des années 1920 ! Depuis plus d’un siècle, ce constat est répété. Les médecins sont très insuffisamment formés sur les questions de maladies professionnelles. Faute de savoir que la définition d’une maladie professionnelle, sur la base de tableaux, résulte d’un compromis social – une présomption d'origine professionnelle en échange d’une réparation forfaitaire –, ils refusent de s’engager dans cette démarche face à des maladies multifactorielles par exemple. Ils peuvent aussi croire qu’on leur demande de certifier une origine professionnelle à une maladie, alors que le certificat n’est là que pour évoquer la possibilité d’un lien entre la pathologie et l’activité professionnelle, charge ensuite à la caisse primaire d'assurance maladie d’instruire le dossier. Enfin, les médecins n’ont généralement pas envie de s’aventurer dans ce qui est un espace de litige entre le salarié et l’employeur.
L’employeur qui, lui aussi, ne remplit pas ses obligations légales ?
A. M. : La loi fait en effet obligation à l’employeur de déclarer les « procédés de travail susceptibles de provoquer des maladies » à la caisse primaire d’assurance maladie et à l’inspection du travail. Mais les agents de l’inspection du travail ou des Carsat que j’ai interrogés ignoraient tout de cette obligation et n’avaient jamais vu ce type de déclaration. Or, cette disposition, si elle était respectée, permettrait d’identifier en amont les entreprises exposant à des risques professionnels et d’intervenir pour prévenir ces derniers. Elle offrirait également une possibilité de tracer les expositions, pour les personnes rendues malades.
Le « coût » de la réparation ne suffit donc pas à inciter les employeurs à développer la prévention ?
A. M. : Il semble bien que les cotisations soient trop faibles : certains employeurs préfèrent ainsi provisionner l’indemnisation des AT-MP qui pourraient survenir dans leur entreprise que mettre en place de quoi les éviter. Du côté du salarié, le faible montant de l’indemnisation constitue aussi un frein à la déclaration. D’ailleurs, de nombreuses assistantes sociales et des médecins du travail orientent souvent les victimes vers le dispositif de l’invalidité, plus rémunérateur et moins complexe.
Faut-il en finir avec le dispositif compte tenu de ces failles, ou peut-on l’améliorer ?
A. M. : Il est important de conserver le système de la présomption d'origine, mais il faudrait faire évoluer celui de la réparation forfaitaire. L’indemnisation des victimes devrait être plus importante et le coût pour les entreprises plus élevé : une maladie professionnelle n’est-elle pas finalement le résultat d’une infraction au code du travail, puisque l’employeur a l’obligation de préserver la santé et la sécurité de ses salariés ? Il faut donc qu’il assume financièrement cette infraction. Il faudrait revenir sur la disparition des CHSCT : les commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT) qui les ont remplacés n’ont pas les mêmes pouvoirs. Il est également temps d’améliorer la formation des médecins, de les sensibiliser à l’enjeu, à la philosophie originelle du système. Enfin, on gagnerait à décloisonner la santé environnementale, la santé au travail et la santé publique. Car les substances toxiques, des PFAS (des substances chimiques très persistantes aussi appelées « polluants éternels », NDLR) aux pesticides en passant par l’amiante, ignorent ces cloisons. Les premiers à être contaminés sont les salariés, mais cela déborde ensuite largement au-delà des murs des entreprises.
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