© Shutterstock

La santé au travail, nouvel enjeu de société

par Stéphane Vincent / octobre 2011

En 1991, l'amiante était encore une menace diffuse, dénoncée par certains cercles militants, mais largement occultée par celle du chômage. Il y a vingt ans, la souffrance psychique, les troubles musculo-squelettiques, les effets du vieillissement au travail étaient encore des sujets d'étude ou de discussion entre experts. Que de chemin parcouru depuis ! Le scandale lié aux dizaines de milliers de cancers professionnels de l'amiante et ses suites judiciaires ont changé la donne. La santé au travail est devenue une affaire d'Etat, et sa préservation un nouveau principe juridique placé au-dessus de la liberté d'entreprise. Les effets des mutations économiques de ces vingt dernières années sur le travail et la santé - des suicides à la pénibilité, en passant par l'intensification - et leur prévention sont aussi au coeur du débat public aujourd'hui. Avec une certitude : il est non seulement nécessaire mais aussi possible de transformer le travail, afin d'en faire un vecteur de santé et non de maladie.

L'invisibilité des cancers professionnels

par Annie Thébaud-Mony sociologue / octobre 2011

Aujourd'hui encore, les cancers professionnels demeurent en grande partie invisibles, du fait du manque de données toxicologiques, de leur non-déclaration en maladie professionnelle (MP), des obstacles institutionnels à leur reconnaissance et de la sous-traitance du risque cancérogène.

Plus de cent ans

Ainsi, parmi les 100 000 substances chimiques recensées dans l'Union européenne, moins de 3 000 ont fait l'objet d'études quant à leurs propriétés toxiques. Depuis 2007, le règlement européen Reach impose aux industriels de faire enregistrer les nouvelles substances chimiques et d'apporter la preuve de leur innocuité. Mais pour les plus anciennes, seules 46 ont été soumises à un réexamen de leurs effets toxiques. A ce rythme, il faudra plus de cent ans pour traiter les 1 500 substances déjà considérées comme " très préoccupantes ".

L'enquête menée en Seine-Saint-Denis depuis 2002 par le groupement scientifique Giscop 931 auprès de patients atteints d'un cancer a permis de reconstruire leurs parcours professionnels et d'identifier leurs expositions dans ce cadre à des cancérogènes avérés. Elle fait apparaître que plus de 84 % des 1 014 patients enquêtés ont subi une polyexposition de longue durée à des " cocktails " de substances. Pour 40 % des patients, la déclaration en maladie professionnelle n'est pas envisageable au vu des règles du système de reconnaissance. Pour les autres, même avec un certificat médical initial de MP, la gravité de la maladie et l'opacité de la procédure font obstacle à la déclaration. Plus de 25 % des patients de l'enquête susceptibles de déclarer leur cancer en MP ne l'ont pas fait.

Intermittence

Il est très difficile de faire reconnaître un cancer non lié à l'amiante. La polyexposition n'est prise en compte ni dans les tableaux de MP, ni par le système de reconnaissance complémentaire. Les parcours professionnels caractérisés par une intermittence de l'emploi et des expositions empêchent aussi la reconnaissance. Enfin, dans les activités sous-traitées de maintenance, de nettoyage et de gestion des déchets, les travailleurs subissent des expositions cumulées à des cancérogènes, le plus souvent sans protection et sans bénéficier de droits individuels et collectifs tels que le droit de retrait ou l'assistance d'un CHSCT.

En 2008, le régime général de Sécurité sociale n'a donc recensé que 1 898 cancers professionnels, dont 85 % en relation avec l'amiante, soit moins de 0,6 % des 320 000 nouveaux cas de cancer annuels. Cette sous-estimation ne doit pas faire oublier que les cancers professionnels, au-delà du coût humain et financier qu'ils représentent pour les victimes et la collectivité, demeurent un enjeu majeur pour la santé des travailleurs.