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La santé au travail, nouvel enjeu de société

par Stéphane Vincent / octobre 2011

En 1991, l'amiante était encore une menace diffuse, dénoncée par certains cercles militants, mais largement occultée par celle du chômage. Il y a vingt ans, la souffrance psychique, les troubles musculo-squelettiques, les effets du vieillissement au travail étaient encore des sujets d'étude ou de discussion entre experts. Que de chemin parcouru depuis ! Le scandale lié aux dizaines de milliers de cancers professionnels de l'amiante et ses suites judiciaires ont changé la donne. La santé au travail est devenue une affaire d'Etat, et sa préservation un nouveau principe juridique placé au-dessus de la liberté d'entreprise. Les effets des mutations économiques de ces vingt dernières années sur le travail et la santé - des suicides à la pénibilité, en passant par l'intensification - et leur prévention sont aussi au coeur du débat public aujourd'hui. Avec une certitude : il est non seulement nécessaire mais aussi possible de transformer le travail, afin d'en faire un vecteur de santé et non de maladie.

Des origines de la souffrance mentale à sa prévention

par Philippe Davezies enseignant-chercheur en médecine et santé au travail / octobre 2011

Les mutations économiques des dernières décennies ont engendré de nouvelles formes d'organisation du travail, porteuses de contradictions dont souffrent les salariés. Prévenir cette souffrance nécessiterait de mettre ces contradictions en débat.

La souffrance au travail touche aujourd'hui l'ensemble des secteurs et des catégories professionnelles. Elle s'exprime sur un mode individuel, en marge des dispositifs sociaux (syndicats, partis politiques) qui, auparavant, lui offraient une issue collective. Et il n'est pas possible de comprendre cette évolution sans faire référence aux mutations économiques qu'a connues le monde dans les années 1980. A la fin des Trente Glorieuses, la croissance, jusque-là soutenue, s'est essoufflée et l'inflation s'est emballée, aiguisant les tensions sociales. Les pouvoirs publics ont alors pris une série de décisions qui ont libéré le capital des contraintes d'une économie contrôlée au niveau national. Le financement des entreprises par un crédit bancaire encadré par l'Etat a été remplacé par un appel direct aux marchés financiers. Ce processus, nommé " désintermédiation ", a livré le contrôle de l'économie aux marchés. La multiplication des produits financiers a ouvert aux détenteurs de capitaux la perspective de s'enrichir par d'autres voies que l'investissement productif.

Les mots mis sur les maux ne sont pas innocents
Pascal Marichalar sociologue

Les salariés et les employeurs sont-ils devenus des experts de santé publique ? La lecture de certains comptes rendus de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) donne parfois l'impression d'assister à un congrès scientifique sur la souffrance psychique au travail. Les participants se disputent sur la définition de concepts, citent des articles de médecine ou de psychologie. L'enjeu principal des débats ne semble plus être le partage du pouvoir, mais la vérité des propositions. Ce n'est pourtant qu'une apparence.

Du point de vue des salariés, les mobilisations contre la souffrance psychique ne sont souvent qu'une nouvelle façon d'exprimer des combats syndicaux et politiques classiques1  : la résistance à l'extension abusive de la subordination salariale, la revendication d'un droit de décider de l'organisation du travail. Simplement, du fait d'une tendance à la " sanitarisation du social ", il faut désormais parler de santé si l'on veut parler de tout le reste.

Les employeurs font également des calculs politiques dans leurs prises de position sur la souffrance. Ainsi préfèrent-ils l'expression " risques psychosociaux " plutôt que " souffrance au travail ", par exemple, parce qu'elle donne une apparence plus technique aux débats, ce qui incite souvent les représentants syndicaux à penser qu'ils sont à la traîne par défaut de connaissances. Surtout, elle met en cause un " environnement " à risque, ce qui fait qu'elle se prête moins à la recherche de responsabilités.

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    Voir par exemple " Responsabilités en souffrance. Les conflits autour de la souffrance psychique des salariés d'EDF-GDF (1985-2008) ", par Marlène Benquet, Pascal Marichalar et Emmanuel Martin, Sociétés contemporaines n° 79, 2010.

La montée en puissance des logiques financières s'est traduite par la rupture du compromis fordien qui faisait de l'augmentation des salaires un moteur de la croissance. La pression à la réduction des coûts a conduit à l'intensification du travail, à la multiplication et à la précarisation des statuts, au développement de la sous-traitance et à l'installation d'un chômage de masse. L'organisation taylorienne, conçue pour la production à grande échelle d'objets standardisés pour des marchés de premier équipement, a été infléchie dans le sens d'une adaptation toujours plus étroite aux variations quantitatives et qualitatives de la demande, dans un contexte de concurrence exacerbée générée par l'ouverture du marché mondial.

Pris en tenaille

La distance entre les lieux où étaient prises les décisions et ceux où elles étaient mises en oeuvre s'est accrue. Les salariés ont été sommés de faire preuve de plus d'autonomie, d'initiative, de flexibilité et de prendre en charge l'adaptation de l'activité aux aléas de la production, que la hiérarchie, focalisée sur les indicateurs de gestion, n'était plus en mesure de percevoir. Pour certains, cet appel à l'autonomie a accru l'intérêt du travail, mais beaucoup se sont trouvés pris en tenaille entre les exigences liées à ces responsabilités nouvelles et une pression exercée par l'encadrement sur la base de critères quantitatifs très éloignés de leur activité réelle. Cette impasse s'est manifestée sous la forme de conflits : conflits personnels en rapport avec le sentiment de faire un mauvais travail, conflits entre les agents en raison de la multiplicité des options possibles face aux dilemmes de l'activité, conflits avec la hiérarchie soucieuse avant tout de résultats statistiques, comptables, financiers.

Dans l'entreprise, cette situation aurait exigé un renforcement de la discussion à tous les niveaux, en vue de construire et de faire évoluer les conditions nécessaires à la coopération. Or la pression à l'intensification a réduit les espaces de discussion. Il faut aussi constater que les termes du débat sont très déséquilibrés. La hiérarchie tient un discours dont la structure est à peu près identique d'une entreprise à l'autre et qu'il suffit de paramétrer sur la base de données locales. Appuyé sur des chiffres et mis en forme par des schémas, ce discours est facile à tenir et possède une forte puissance d'impact. En face, quel que soit son niveau hiérarchique, celui qui prétend rendre compte du travail réel se trouve dans une situation très défavorable. Il lui faut en effet porter dans le débat l'expérience de la variabilité, de la versatilité, de la fragilité des situations de travail, dont la hiérarchie n'a qu'une vision lointaine, lissée. Car le travail ne se déploie pas dans la généralité, il suppose de faire face à des situations dans ce qu'elles ont de particulier, de singulier.

Par ailleurs, travailler impose de respecter des exigences éthiques (prendre soin des relations sociales, des installations, de l'environnement, etc.) qui dépassent largement la prescription et qui ne trouvent pas à s'exprimer sous forme de ratios statistiques. Surtout, l'activité du travailleur est l'expression de son expérience, de sa sensibilité, de sa personnalité ; elle ne se déploie pas sur la base d'un raisonnement formalisé qu'il lui suffirait de verser au débat. C'est un point crucial : le travail est en partie obscur pour celui-là même qui l'accomplit. Déployer une activité efficace est une chose, en rendre compte par le langage est tout à fait autre chose. Les discours préfabriqués ne rendent pas compte de l'activité et de ses conflits. Un travail d'élaboration est donc nécessaire, dont les conditions sociales sont à construire.

La méchanceté du chef ?

De fait, la plupart du temps, le salarié en difficulté n'exprime pas son désarroi en termes de divergences sur la façon de travailler, mais en termes de maltraitance liée à la méchanceté du chef. Faute d'une élucidation des problèmes concrets rencontrés dans le travail, le conflit évolue effectivement sur le mode interindividuel, selon des modalités de plus en plus dégradées. Le stress chronique engendré par la situation génère des perturbations biologiques au niveau de structures cérébrales qui, à leur tour, peuvent saper la capacité du salarié à revenir sur l'analyse concrète du conflit et de ses enjeux. Celui-ci développe alors une tendance à la " surgénéralisation ", qui l'engage dans une spirale dépressive.

C'est ce contexte qui a fait le succès de la notion de " harcèlement moral ". Les salariés s'en sont immédiatement emparés, car elle leur permettait de caractériser comme illégitimes les agissements de leurs supérieurs sans avoir à démêler l'écheveau des dilemmes et contradictions de l'activité. Les figures fantasmatiques du bourreau et de sa victime étaient censées suffire pour rendre compte des problèmes du travail. Les salariés en difficulté se sont mis à réciter en boucle des passages des ouvrages consacrés au harcèlement. L'objectif visé était la reconnaissance d'un préjudice par les tribunaux, mais l'argumentation n'entraînait pas la conviction des juges. Des salariés qui avaient pourtant été soumis à des processus susceptibles d'engager gravement la responsabilité de leur direction étaient déboutés, avec, pour eux, un coût social important et des séquelles psychologiques.

Cette situation a été partiellement normalisée avec la progression du cadrage juridique de la question. Il n'est plus nécessaire de démontrer une intentionnalité malveillante. Il reste que seuls obtiennent la reconnaissance d'un harcèlement moral les salariés soumis à des situations qui sortent de façon manifeste du cadre de l'exercice normal de l'autorité. La problématique du harcèlement moral ne permet donc de couvrir qu'une très faible part de la conflictualité qui s'est développée partout autour des questions d'évaluation du travail. Actuellement, le balancier tend en fait à partir dans la direction opposée. Certains soutiennent qu'aborder les problèmes du travail par le biais de la souffrance ne mènerait à rien. Les facteurs de risques psychosociaux et leur analyse statistique tendent à remplacer la focalisation sur la victime et son emblématisation. Le risque est, là encore, d'en rester à des discours généraux dépourvus de perspectives de transformation.

Résister aux sirènes victimologiques

Pourtant, la souffrance exprimée par les individus signale les zones à partir desquelles amorcer des transformations. Un salarié est attaqué parce que son style et ses performances sont décalés par rapport aux attentes de la hiérarchie. Celui qui a décidé de laisser couler la production ne tombera pas malade : il sait où il en est ; il est engagé dans un conflit. La souffrance au travail concerne les travailleurs qui ne parviennent pas à penser ce qui leur arrive, parce que, justement, ils ont le souci de la qualité du travail. Cette contradiction est la cause du désarroi et de la perte de sens qui menacent leur santé mentale. Les aider à penser le conflit impose de quitter les discours généraux sur la personnalité du chef ou la politique de la direction pour revenir aux événements précis à partir desquels la relation s'est dégradée. Il apparaît alors qu'à tel moment le salarié s'efforçait de réaliser A, alors que son chef attendait B. Très généralement, l'analyse permet de comprendre que la situation exige effectivement A et B, mais que l'état de l'organisation du travail ne permet pas de les concilier.

Sous l'affrontement entre individus se dessinent ainsi les conflits de logique qui animent l'organisation du travail. Une telle analyse situe la discussion à un niveau où le salarié possède une réelle expertise. Alors qu'il était stigmatisé, il apparaît porteur de préoccupations qui débordent largement son intérêt personnel. Il retrouve les ressources et l'autorité nécessaires à la production d'une parole propre. L'analyse signale des zones où l'organisation grippe, où la logique productive se retourne contre elle-même. Le gain de compréhension qu'elle permet a vocation à se déployer sous forme d'un débat plus général avec les collègues, puis la hiérarchie. Il ne s'agit donc pas de contourner la souffrance, mais de résister aux sirènes victimologiques. Il faut entrer par la souffrance, parce que c'est ainsi que se manifestent de la façon la plus concrète les problèmes du travail, mais dans une optique de dépsychologisation. Constat apparemment paradoxal : cette dépsychologisation a des effets psychologiques positifs. Et les éléments d'analyse qu'elle fait émerger ouvrent la voie au développement d'un " pouvoir d'agir " qui dépasse l'individu.

En savoir plus
  • " Des accords sur le stress qui sonnent faux ", par Yves Clot et Philippe Davezies, Santé & Travail n° 74, avril 2011.

  • " Un mal-être social autant qu'individuel ", par Philippe Davezies, Santé & Travail n° 70, avril 2010.