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De la souffrance individuelle à l'action collective

par François Desriaux Stéphane Vincent / avril 2010

Que faire face à un salarié en souffrance ? Bien souvent, le premier réflexe de l'acteur de prévention en entreprise sera de s'engager dans une démarche d'accompagnement individuel1 . Démarche inefficace, voire périlleuse. Tout d'abord, parce que son objectif est en général d'aider le salarié à s'adapter à son travail et qu'elle peut dès lors faire obstacle à la transformation des situations à l'origine de la souffrance. Ensuite, cette démarche peut conduire les acteurs de prévention à cautionner des pratiques condamnables du point de vue du droit ou de l'éthique, au nom de l'intérêt du salarié, alors qu'elles risquent de se retourner contre lui. Ce n'est quand même pas pour rien que le Conseil national de l'ordre des médecins a émis de sérieuses restrictions à la participation de médecins du travail à des cellules d'écoute. Nul doute que si une institution similaire existait pour les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), elle produirait les mêmes mises en garde.

L'autre piège à éviter est celui de la démonstration scientifique. Face à la souffrance, les directions ont tendance à nier tout lien avec les conditions de travail et préfèrent mettre en avant les fragilités individuelles. Les acteurs de prévention sont alors tentés de transposer à l'entreprise les méthodes utilisées par la recherche scientifique, afin d'obtenir des preuves irréfutables. Nombre de CHSCT se lancent ainsi dans des enquêtes par questionnaire, visant à prouver l'existence d'un risque. Et après ? A France Télécom, alors qu'un questionnaire rempli par plus de 85 000 salariés a démontré que le travail était bien en cause dans le mal-être des agents, les suicides continuent. Une chose est d'avoir la preuve que certaines formes d'organisation du travail sont pathogènes, une autre est de convaincre qu'il faut les transformer et de savoir comment.

En termes de prise en charge collective, les représentants du personnel se contentent souvent d'agréger les cas individuels de souffrance pour essayer de construire un rapport de force. Mais rares sont les exemples qui démontrent l'efficacité d'une telle stratégie syndicale. Les acteurs doivent-ils donc se résigner à faire le décompte des dépressions ou des suicides ? Nous voulons croire que non. Dans notre dernier numéro, nous avons lancé un appel à débattre enfin du travail et à restaurer dans les entreprises un droit d'expression tombé en désuétude. Nous persistons aujourd'hui avec ce dossier.

Ce sont bien les modes d'organisation du travail, les objectifs intenables, la sous-traitance et la précarité qui isolent les salariés et les font souffrir. C'est donc en remettant le travail au centre des discussions qu'on recréera les conditions d'une action collective. Et puisque le basculement dans la maladie aggrave encore davantage cet isolement, c'est précisément avec les salariés qui souffrent ou qui se plaignent qu'il faut essayer de comprendre les difficultés qu'ils ont rencontrées pour faire correctement leur travail. Et tirer les fils des contradictions du travail, de ce que les salariés ont tenté de préserver avec leur sensibilité, leur histoire et leurs valeurs. Cette démarche est certes plus complexe à mettre en oeuvre que le choix d'un prestataire pour un numéro Vert. Mais elle est plus prometteuse pour la santé au travail, voire pour le développement syndical.

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    Il ne s'agit pas ici du suivi médico-psychologique dont le salarié peut avoir besoin et qu'il est préférable de faire réaliser par des spécialistes extérieurs à l'entreprise et sans lien avec celle-ci.

Les médecins du travail doivent lancer l'alerte

par Dominique Huez médecin du travail Annie Deveaux médecin du travail / avril 2010

En rétablissant le lien entre les souffrances individuelles des salariés et le travail, en alertant l'employeur et les élus du personnel sur les situations les plus délétères, les médecins du travail facilitent leur prise en charge collective.

Dans leurs consultations, les médecins du travail reçoivent de plus en plus de salariés en souffrance. Ces derniers y évoquent les difficultés auxquelles ils sont confrontés et qui leur occasionnent des problèmes de santé : hypertension, troubles du sommeil, irritabilité... Ils peuvent aussi faire état d'un vécu douloureux de leur situation de travail, qui prend la forme de manifestations anxiodépressives.

Dans la plupart des cas, ces personnes qui souffrent vont incriminer l'attitude d'un responsable hiérarchique ou d'un collègue, et plus rarement le travail. Elles ne font pas le lien entre ce dernier et ce qui leur arrive, et renvoient leurs problèmes à des conflits interpersonnels. Dès lors, que peut et que doit faire le médecin du travail pour faciliter une prise en charge collective de ces souffrances individuelles ?

Prendre l'affaire au sérieux et se rendre disponible

Il doit tout d'abord prendre l'affaire au sérieux. En général, quand la souffrance en vient à s'exprimer dans son cabinet médical, le problème est déjà ancien. Le salarié s'est déjà mobilisé et a mobilisé son entourage, en vain. Le médecin du travail doit donc être convaincu qu'il est le mieux placé pour aider le salarié en difficulté. Il ne s'agit pas de " botter en touche ", ni de rédiger un simple courrier adressé au médecin traitant pour un arrêt de travail. Parfois, il n'est d'ailleurs nul besoin de passer par un arrêt. Il suffit d'accepter de recevoir le salarié à sa demande.

Le médecin doit se rendre disponible, y compris en acceptant de bousculer son agenda pour pouvoir recevoir le salarié en souffrance. Dans certains cas, le salarié devra être reçu en dehors de ses heures de travail, voire en dehors de l'entreprise, afin d'éviter qu'il ne soit stigmatisé. Si la première rencontre s'est faite dans l'urgence et que le temps de la consultation a été insuffisant, le médecin doit proposer un nouveau rendez-vous rapidement, y compris pendant un éventuel arrêt de travail. Il s'agit de prendre le temps nécessaire au récit et à l'entretien clinique.

Le but de cet entretien est de permettre au salarié en souffrance de reprendre la main sur une situation qu'il percevait jusque-là comme bloquée. Il ne s'agit pas de chercher à savoir qui a raison et qui a tort, ou qui dit vrai. Le point de vue de chacun est souvent légitime au regard de sa propre fonction et de ses missions. Non, le rôle du médecin du travail est d'écouter le salarié en souffrance, afin de lui permettre de repérer les déterminants professionnels très concrets de sa situation. A travers son propre récit et les questionnements du médecin, le salarié doit pouvoir identifier ce qui fait concrètement difficulté dans son travail, ce qui lui fait mal. Il doit pouvoir se rendre compte que ce qui lui arrive peut aussi concerner ses collègues.

Permettre aux salariés, à travers leurs récits, d'exprimer les conflits qui sont à la source de leur mal-être au travail aboutit parfois, dans le plus strict respect du secret médical, à faire évoluer leurs représentations. Ce qui leur permet en définitive de reprendre les " disputes " professionnelles nécessaires au travail sur des bases plus saines. La prise en charge collective de la souffrance passe alors par ces entretiens individuels avec les salariés, autour des situations et des objets du travail, sans que rien ne sorte officiellement du cabinet médical. Ce travail clinique restera souvent complètement invisible : aucun courrier, aucune fiche de visite ne conclura les entretiens.

Néanmoins, il est fréquent que le médecin du travail soit sollicité tardivement, lorsque la situation de souffrance a déjà entraîné une décompensation psychique, c'est-à-dire une fois que le salarié a craqué. Il peut l'être suite à la découverte d'une situation de grande détresse, alors que le salarié travaille encore, ou bien au retour d'un arrêt maladie. Le médecin peut dès lors mentionner sur la fiche de visite ou de suivi médical le lien entre le travail, son organisation et l'état de santé du salarié ou son arrêt maladie récent. Il peut aussi proposer que les changements survenus dans le travail et à l'origine des troubles de santé, dès lors qu'ils touchent d'autres salariés, soient évoqués à la prochaine réunion du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au titre de la prévention des risques psychosociaux.

Se servir des fiches de suivi médical individuelles

Le médecin a également le droit, avec l'accord du salarié, de mentionner la dégradation d'une situation de travail collective sur une fiche de suivi médical individuelle. Par exemple, suite à la décompensation d'un salarié soumis à des astreintes, la mention suivante a été portée sur sa fiche médicale lors de sa visite de reprise : " Pas d'astreinte jusqu'au départ en retraite. Par ailleurs, en dehors du cas particulier de M. X, l'étude de ce poste de travail et l'organisation des astreintes doivent être mises à l'ordre du jour du CHSCT, en raison des risques pour la santé de cette organisation du travail. " Dans le même sens, le médecin peut porter une mention identique sur la fiche médicale de tous les salariés exposés à une forme d'organisation du travail nuisible à la santé mentale.

Enfin, le médecin du travail peut être confronté à des situations particulièrement dégradées. Il peut aussi, de façon exceptionnelle dans les TPE et PME et un peu plus souvent dans les sociétés de services, rencontrer une véritable maltraitance organisationnelle à visée stratégique pour l'entreprise. Se pose alors la question de rendre visible dans l'espace de l'entreprise ce qui fait difficulté dans les situations de travail, notamment en ouvrant les droits médico-légaux aux personnes atteintes. La déclaration en accident du travail pour stress post-traumatique d'une situation individuelle particulièrement délétère permettra ainsi de tourner les regards vers le travail et favorisera la réflexion ou l'action collectives.

Faire connaître les risques majeurs

Au-delà du travail clinique mené auprès des salariés, des pratiques d'alerte médicale au sens le plus large sont à promouvoir. Le suivi périodique des salariés permet de repérer des dégradations de la capacité à travailler ensemble et de les relier à tel ou tel élément des situations de travail : charge, horaires, coopération, compétence, intensification, désaccord éthique, etc. L'objectif d'une telle alerte est de provoquer un débat sur ce qui fait difficulté ou conflit dans l'organisation du travail.

Dans le même esprit, le médecin du travail peut parfois percevoir une dégradation majeure dans une situation de travail collective, sans que les personnes concernées ressentent un risque imminent pour leur santé. C'est notamment le cas lorsque les salariés sont très engagés dans leur travail et, de ce fait, perdent en partie la capacité de s'en protéger. Confronté à un effondrement des savoir-faire de prudence et à des travailleurs " sentinelles " en souffrance, un médecin du travail peut dès lors être amené à énoncer un risque de " danger grave et imminent " pour un collectif de travail. Nommer ainsi un risque majeur avant que les atteintes ne surviennent constitue un puissant moyen de prévention.