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Intelligence artificielle : le risque d’un travail déshumanisé

par Nathalie Quéruel / janvier 2021

Chez Pôle emploi, les algorithmes moulinent, secondant les conseillers qui accompagnent les chômeurs. L’industriel Safran expérimente des cobots qui, besognant aux côtés des ouvriers, les délestent de tâches répétitives. Chez Publicis, un outil d’intelligence artificielle assemble, le temps d’un projet, des équipes virtuelles et éphémères de par le monde... Les technologies émergentes sont bel et bien à pied d’œuvre, dessinant dès maintenant l’avenir du travail. Pour le meilleur ou pour le pire ? On pourrait se réjouir qu’elles soulagent les salariés d’activités fastidieuses, pénibles ou ingrates, leur permettant de développer d’autres compétences enrichissantes. Ou, au contraire, s’inquiéter qu’elles les privent de tâches essentielles qui donnent sens à leur métier, les cantonnant dans des emplois précaires et sous-payés. On pourrait tout autant s’enthousiasmer pour l’autonomie qu’elles peuvent donner aux travailleurs que s’effrayer du contrôle qu’elles sont capables d’exercer sur eux. Rien n’est cependant écrit. A quelles conditions ces technologies, qui entremêlent plus étroitement l’homme et la machine dans la production de biens ou de services, ne seront-elles pas dommageables, notamment pour la santé des salariés ? Il est essentiel que ces derniers participent à la réflexion sur leur déploiement et leur usage, pour que la redistribution des rôles soit positive. Et il revient aux représentants du personnel de mettre sur la table ce débat sur le travail d’un genre inédit.

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Quand le digital bouscule les métiers de Pôle emploi

par Catherine Abou El Khair / janvier 2021

L’automatisation de l’indemnisation et l’essor des services numériques ont eu des répercussions marquantes sur le travail des conseillers, avec des résultats ambivalents. Désormais, c’est au tour de l’intelligence artificielle de réinterroger leur place.

Voilà un concentré de technologie bien utile en période de pandémie ! Un matin de novembre dernier, à l’agence Pôle emploi d’Argenteuil (Val-d’Oise), une conseillère faisait l’article des services en ligne proposés par l’opérateur public depuis 2015, devant la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse : « Sur le site pole-emploi.fr, le demandeur d’emploi peut s’inscrire, se réinscrire, accéder à son dossier d’indemnisation, à distance. Il peut prendre contact avec son conseiller, échanger un mail, prendre un rendez-vous, s’inscrire à un atelier. Il peut aussi participer à des salons en ligne (…). Sans se déplacer, le demandeur d’emploi a accès à une série de services qui vont lui permettre d’aller vraiment plus vite et, ensuite, plus loin avec son conseiller Pôle emploi. »
Pas de doute, l’entreprise publique a intégré à grande vitesse les usages d’Internet ainsi que les possibilités offertes par les technologies numériques. Cette mue s’est accélérée à partir de 2015, lors de la mise en place du « nouveau parcours du demandeur d’emploi ». Alors que le taux de chômage battait des records, l’inscription a été dématérialisée, tandis que le traitement de l’indemnisation a été automatisé. Objectif : gagner en productivité. « Comme nous n’obtenions pas satisfaction sur les embauches au sein de l’agence, la digitalisation était une sorte de moindre mal pour les conseillers », se rappelle Fabien Milon, délégué syndical central FO. Mais près de cinq ans plus tard, celle-ci demeure un sujet clivant. Certains syndicats en critiquent les conséquences : baisse de la qualité de service, perte de sens, ratés des applications, déshumanisation des relations avec les demandeurs d’emploi…

L’indemnisation, activité en crise

De fait, les transformations ont été massives et rapides, très marquantes pour les quelque 9 000 personnes en charge de l’activité d’indemnisation1 en 2016, dits conseillers « GDD », pour gestion des droits. Initialement, la trajectoire « GDD » – amendée plus tard – tablait sur une baisse de 41 % des effectifs dédiés à cette activité grâce aux gains de productivité. « Comprendre que leur métier est voué à disparaître n’a pas amélioré le moral des troupes », convient Michel Breuvart, délégué syndical central SNU. Au-delà de la question des emplois, la dévalorisation du métier pose problème. « L’automatisation entraîne un désintérêt global pour l’activité de l’indemnisation, poursuit-il. Elle simplifie le travail alors que, pourtant, les conventions d’assurance chômage restent complexes. » En 2018, 54,7 % des demandes d’allocation correspondant à une première inscription étaient traitées automatiquement, selon la Cour des comptes. Une évolution express qui a généré de la souffrance au travail, a-t-on fini par reconnaître à la tête de Pôle emploi.
C’est la raison pour laquelle une partie des équipes d’ergonomie, venant de la direction des systèmes d’information, a été rattachée à la direction générale en 2017. La démarche a conduit à tirer certaines leçons. « Notre travail d’analyse fine des activités a permis de montrer la complexité du traitement des dossiers et l’expertise qu’il demande, puis de corriger l’hypothèse selon laquelle plus on automatisait, moins on allait avoir de travail, souligne Ghislaine Pech-Olivo, responsable de l’offre de service ergonomie. Ces chroniques de l’activité nous ont en particulier montré que, sur un temps dédié de traitement des dossiers, les conseillers en gestion des droits étaient très souvent sollicités par leurs pairs, une tâche qui n’était pas visible. » Et elle précise : « Cette évolution du travail exige une montée en compétences de l’ensemble de ces conseillers, là où, auparavant, chacun trouvait aussi sa place en fonction de son niveau d’expérience. »
Signe de la crise du métier, Pôle emploi a redéfini un poste de « conseiller référent indemnisation » pour chaque chômeur, afin de redonner du sens à cette activité. « L’idée est d’amener les gestionnaires de droits à adopter une posture de conseil en allant vers le demandeur d’emploi, pour le prévenir par exemple d’une prochaine fin de ses droits », explique Ghislaine Pech-Olivo.

Des conseillers submergés par les messages

Mais au-delà du cas emblématique des « GDD », les autres conseillers ont également vu leur travail se transformer. Depuis la dématérialisation de l’inscription à Pôle emploi et la réduction de l’accueil au guichet, les chômeurs s’adressent directement par courriel à leur conseiller, tenu de leur adresser une réponse dans des délais déterminés. « Quand l’outil Mail.net a été lancé, les boîtes aux lettres ont débordé. Avec cette nouvelle possibilité de contact, les conseillers emploi ont été très sollicités sur les questions d’indemnisation, par des personnes qui voulait une trace écrite de ce qui leur avait été dit par téléphone pour se rassurer », illustre Michel Breuvart. Selon une étude réalisée en 2019 pour l’Observatoire national des métiers de Pôle emploi, instance paritaire, 79 % des salariés accompagnant les demandeurs d’emploi estiment avoir une charge de travail plus importante en raison de la transformation numérique. Et 81 % ont l’impression « de passer de sujets en sujets sans prendre de recul ». Seuls 21 % estiment être aidés « pour prendre de meilleures décisions et mieux gérer leurs priorités ». Un peu moins de la moitié déclare être « plus efficace » (43 %) et « gagner du temps » (44 %).
Autant de constats qui font finalement oublier certains bénéfices de cette mutation digitale, reconnus par ces mêmes conseillers, comme le développement de nouvelles compétences ou la plus forte interaction avec les demandeurs d’emploi. « Avec l’automatisation, on assiste à un changement massif de posture auquel le personnel devrait être davantage associé, estime Dominique Georgeon, élu CFDT au CSE de Pôle emploi Centre-Val de Loire. Pour réussir ce management de changement, la direction doit expliquer l’intérêt et la philosophie de ces outils numériques, pas toujours perçus comme enrichissants par les conseillers. Certains peuvent avoir l’impression de perdre la main. »

Une nouvelle vague d’intelligence artificielle

Selon ce syndicaliste, il est difficile pour le salarié en charge du placement de rester impassible devant cette panoplie de services numériques qui le suppléent en partie ; à juste titre, ils génèrent des réactions d’inquiétude. La plateforme Emploi Store propose ainsi quelque 300 services en ligne : simulateur d’entretien d’embauche, service d’information sur les aides disponibles pour les chômeurs, orientation sur les formations, coaching en ligne… Par ailleurs, grâce aux algorithmes, le demandeur d’emploi a déjà accès, dans son espace personnel, à des conseils sur les entreprises auprès desquelles postuler en fonction de son profil ou sur les métiers à cibler en fonction de ses compétences.
Or, dans le cadre de ses investissements, Pôle emploi veut aller plus loin sur ce terrain : « Grâce à l’intelligence artificielle, on peut désormais détecter l’objet des courriels et préparer le brouillon d’une réponse, le conseiller gardant toutefois la main in fine. Et quand un demandeur d’emploi arrivera en fin de droits par exemple, un courriel pourrait ainsi lui suggérer de prendre contact », détaille Michel Cottura, directeur général adjoint, chargé du pilotage des programmes et de la maîtrise d’ouvrage. Grâce à l’analyse de données, l’opérateur public veut aussi doter les conseillers en placement de nouveaux outils. « Nous sommes en train de construire un moteur de suggestion de propositions qui pourra recommander au demandeur d’emploi un certain nombre d’actions, par exemple sur la stratégie de recherche d’emploi à partir de ses compétences », indique-t-il.
Mais si l’intelligence artificielle venait à faire ses preuves, à quoi serviront les conseillers ? Le sujet, sensible, a en tout cas amené Pôle emploi à élaborer une charte éthique et à désigner des comités de suivi. « Il va falloir comprendre la manière dont le conseiller intègre l’intelligence artificielle dans son activité et veiller à ce que cela ne le déséquilibre pas dans son expertise », reconnaît Michel Cottura, avant de rappeler que « ce qui fait la valeur de Pôle emploi c’est son réseau, sa capacité à intervenir et interagir ».

  • 1En 2019, Pôle emploi comptait 7 000 gestionnaires de droits et 22 000 conseillers en placement.