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Ces lobbies qui nous intoxiquent

par François Desriaux Stéphane Vincent / avril 2017

Après les scandales de l'évasion fiscale, voici les scandales sanitaires ! Les révélations du Monde sur les pratiques de Monsanto relatives au glyphosate1 et sur les conflits d'intérêts au sein des instances de la Commission européenne2 jettent en effet l'opprobre sur les autorités sanitaires. Cancérogènes, pesticides, perturbateurs endocriniens, rayonnements ionisants, nanomatériaux, à qui pouvons-nous faire confiance pour protéger la santé publique et la santé au travail ? Les alertes scientifiques s'accumulent sans que les agences sanitaires, les pouvoirs publics, nationaux ou européens, adoptent rapidement les dispositions de protection appropriées. Vingt ans après le scandale de l'amiante, on est bien loin de l'application du principe de précaution. Ce sont toujours le pouvoir économique et les industriels qui ont le dernier mot. Comment font-ils et comment la science et les pouvoirs publics se laissent-ils avoir, malgré les lanceurs d'alerte, l'installation de comités de déontologie dans les agences sanitaires et l'évolution des règles éthiques ? Les contributions scientifiques et les enquêtes de ce dossier démontent la "fabrique" du doute et la complaisance coupable des autorités. Et ce n'est pas rassurant.

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    "Ce que les "Monsanto papers" révèlent du Roundup", Le Monde, 18 mars 2017.

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    "Cancers au travail : Bruxelles malade des conflits d'intérêts", Le Monde, 24 février 2017.

Un règlement à l'amiable pour l'industrie chimique

par Tony Musu chercheur à l'Institut syndical européen (European Trade Union Institute) / avril 2017

Avant et depuis l'adoption du règlement européen Reach sur les substances chimiques, les industriels ont déployé différentes stratégies d'influence visant à en limiter les effets sur leurs activités. Un véritable cas d'école en matière de lobbying

Assurer un haut niveau de protection pour la santé humaine et l'environnement et renforcer la compétitivité de l'industrie. Tels étaient les deux principaux objectifs du livre blanc de la Commission européenne sur sa future politique concernant les substances chimiques, publié en 2001 (voir "A lire"). Six ans plus tard, en 2007, au terme d'une bataille de lobbying sans précédent, le règlement Reach (acronyme anglais d'"enregistrement, évaluation et autorisation des substances chimiques") entrait en vigueur dans tous les pays de l'Union. Le Conseil européen des fédérations de l'industrie chimique (Cefic), d'abord hostile à cette réforme, est aujourd'hui un de ses plus fervents défenseurs. Un revirement qui s'explique par un changement radical de la stratégie de lobbying des industriels, avant et après l'entrée en vigueur du règlement.

Durant toute la phase de construction de Reach, l'industrie n'a cessé de tirer dessus à boulets rouges. Elle a d'abord tenté de nier la nécessité de cette réforme, en réfutant les liens, aujourd'hui incontestés, entre l'exposition aux substances chimiques de synthèse et la croissance de certaines maladies chroniques. Elle a ensuite financé des études économiques volontairement catastrophistes, afin d'effrayer les décideurs politiques. En 2002, dans une étude commanditée par la fédération allemande de l'industrie (la BDI), les consultants du cabinet Arthur D. Little estiment que Reach entraînerait la perte de 2,35 millions d'emplois rien qu'en Allemagne. Selon une autre étude, conduite par Mercer pour l'Union des industries chimiques françaises (UIC), la mise en application de Reach en France provoquerait en dix ans une chute du PIB de 1,6 %, soit un coût de 28 milliards d'euros.

Version allégée

Malgré les nombreuses critiques sur la méthodologie biaisée de ces études, le spectre des délocalisations et du chômage massif produit ses effets. Les chefs d'Etat des trois plus gros pays producteurs européens, Gerhard Schröder, Jacques Chirac et Tony Blair, écrivent au président de la Commission, Romano Prodi, pour lui demander de limiter les ambitions de Reach. La stratégie est payante, puisque la proposition finale de règlement, publiée en octobre 2003 par la Commission, est une version allégée du projet de texte soumis à consultation publique quelques mois auparavant. Guido Sacconi, député italien du groupe socialiste au Parlement européen, est alors nommé rapporteur principal. C'est lui qui va devoir coordonner la position du Parlement sur la proposition Reach et négocier ensuite avec les Etats membres le texte final de la législation.

Or le député veut réinsuffler au règlement un peu de son ambition perdue. Une démarche peu appréciée des industriels, qui vont manoeuvrer pour empêcher un vote en première lecture et le dessaisir du dossier. L'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux Etats membres et, dans la foulée, l'élection d'un nouveau Parlement européen en juin 2004 semble être une occasion rêvée pour redistribuer les cartes. Guido Sacconi sera néanmoins réélu et parviendra à rester rapporteur. Mais il devra faire face à une véritable guerre d'influence, où tous les coups sont permis. Ainsi, Jean-Paul Mingasson, responsable de la direction générale Entreprises de la Commission, en charge de Reach, quitte ses fonctions pour rejoindre l'Union des confédérations de l'industrie et des employeurs d'Europe (Unice, aujourd'hui Business Europe), d'où il mène la stratégie de lobbying contre le nouveau règlement.

Malgré la quarantaine d'études d'impact sur les coûts supposés de la réforme, Guido Sacconi parviendra à faire adopter Reach. Il aura dû faire des concessions sur les données de sécurité demandées aux fabricants des 30 000 substances chimiques couvertes par la réforme, mais parviendra à sauvegarder le principe du renversement de la charge de la preuve concernant le contrôle des risques vers les industriels et celui de la substitution des substances les plus dangereuses par des alternatives plus sûres. Une épopée qu'il racontera dans un livre1 , publié en 2008.

Une agence sous influence ?

Lorsque le règlement entre en application en juin 2007, les industriels n'ont donc pas d'autre choix que de s'y conformer. Ils vont alors radicalement changer de stratégie. Beaucoup plus discret, leur travail d'influence va se concentrer sur la pièce centrale du dispositif : la nouvelle Agence européenne des produits chimiques (Echa). Cette agence, basée à Helsinki, a été créée pour gérer tous les aspects techniques et scientifiques de Reach. Elle réceptionne les dossiers d'enregistrement des substances chimiques, délivre les numéros d'enregistrement (sésames pour la mise sur le marché), évalue les dossiers et adopte les opinions qui vont influencer le sort des substances les plus préoccupantes pour les travailleurs, les consommateurs et/ou l'environnement.

C'est également l'Echa qui élabore les volumineux documents d'orientation technique destinés à guider les industriels dans leurs obligations. L'agence est donc forcément devenue l'objet de toutes leurs attentions. Elle compte 600 fonctionnaires, dont une bonne partie est issue des rangs de l'industrie. Cela pose-t-il un problème pour l'indépendance de cet organe réglementaire ? La Cour des comptes européenne dénoncera, dans un rapport spécial publié en 2012, des lacunes importantes dans sa gestion des conflits d'intérêts.

Dans un souci d'ouverture et de transparence, l'agence d'Helsinki associe les différentes parties prenantes - industriels, ONG environnementales, syndicats, etc. - à tous ses travaux. Parmi la petite centaine de groupes d'intervenants accrédités auprès de l'Echa, plus de 80 représentent néanmoins les intérêts des industriels. Cela donne une idée du rapport de force et de la capacité de l'industrie à apporter ses "savoirs" et ses "informations" dans les innombrables activités de l'agence.

Dix ans après son adoption, Reach tient-il ses promesses ? Le titre du communiqué de presse du Cefic à l'occasion du dixième anniversaire du règlement est sans équivoque : "Reach fonctionne". Une communication très positive qui reflète la mainmise des industriels sur les règles censées encadrer leurs activités. Les vrais défenseurs de Reach sont plus nuancés. La réforme a permis de révolutionner les règles de mise sur le marché et d'utilisation des substances toxiques, notamment avec le renversement de la charge de la preuve et l'obligation de fournir des données toxicologiques pour accéder au marché. Mais ils déplorent la façon dont elles sont mises en oeuvre. Si les industriels fournissent bien des données toxicologiques, la qualité de ces dernières laisse à désirer et réduit la fiabilité des nouvelles fiches de données de sécurité. Enfin, les fabricants financent de très coûteuses demandes d'autorisation pour continuer à utiliser des cancérogènes, systématiquement accordées malgré l'existence d'alternatives plus sûres, au mépris du principe de substitution.

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    Reachstory. Il racconto di un successo della buona politica, par Guido Sacconi, Guerini e Associati, 2008.

En savoir plus
  • Livre blanc - Stratégie pour la future politique dans le domaine des substances chimiques, Commission des communautés européennes, février 2001. Disponible sur http://eur-lex.europa.eu