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Risques industriels : éviter de nouvelles catastrophes

par François Desriaux / janvier 2014

Sommes-nous bien protégés des risques industriels ? On ne va pas se mentir, la réponse est plutôt négative. Et c'est pour cela que nous publions ce dossier, "à froid", pour faire réfléchir les acteurs. Non, la situation dans les industries à risque n'est pas aussi sûre qu'elle devrait l'être. Sans doute pas à cause d'une insuffisante maîtrise technologique : en France et dans la majorité des pays développés, nous avons des ingénieurs compétents, capables de concevoir des installations sophistiquées, des automatismes et des procédures prévoyant un maximum de situations. Sauf qu'on aurait tort de croire que tout peut être prévu et réglé. Les causes profondes des grandes catastrophes industrielles, Bhopal, Tchernobyl, AZF, pour ne citer que les plus connues, sont d'origine organisationnelle. Or, de ce point de vue, si les industries à risque ont fait d'indéniables progrès sur la prise de conscience du poids de l'organisation du travail dans la construction d'une culture de sécurité, elles n'échappent pas au renforcement des contraintes de temps, aux politiques de sous-traitance, à la rationalisation des tâches, aux risques psychosociaux... Autant de dégradations des conditions de travail qui entraînent des difficultés de coopération, de partage et de mise en débat des expériences, indispensables pour garantir un bon niveau de sécurité industrielle. Miser sur l'intelligence des opérateurs est aussi crucial que de parier sur celle des experts.

La face cachée des catastrophes industrielles

par Michel Llory ancien ingénieur-chercheur et consultant, essayiste et romancier / janvier 2014

L'erreur humaine est régulièrement invoquée pour expliquer les accidents industriels. Une lecture simpliste qui ne permet pas d'appréhender les causes profondes des catastrophes, organisationnelles et institutionnelles. Au risque de les faire perdurer.

Le discours des responsables et de la grande majorité des cadres des entreprises gérant des risques industriels se veut toujours rassurant. L'esprit général est celui d'une grande maîtrise des risques. L'accident est (très) peu probable, étant donné les dispositions prises lors de la conception et de la construction des installations, puis du fait du management des risques au quotidien. La technique est omniprésente. La sécurité est réglée au moyen d'un ensemble rigoureux et quasi exhaustif de procédures. Le point faible demeure l'erreur humaine. Un accident grave ne peut être totalement écarté si des défaillances techniques surviennent suivies d'une accumulation d'erreurs, de bévues du personnel de terrain. Telle est, en résumé, la conception de l'accident dans le cadre du "paradigme de l'erreur humaine", largement dominant sinon exclusif dans l'industrie de nos jours. La faille, c'est l'homme !

Ouvrons le grand livre des accidents industriels, depuis la fusion du coeur de la centrale nucléaire de Three Mile Island, aux Etats-Unis, en mars 1979. Cela représente plus d'une cinquantaine d'accidents graves, de catastrophes, qui par ailleurs ont été analysés en détail. On y trouve des événements connus, d'autres moins : Bhopal, Tchernobyl, la raffinerie de Texas City... Il existe ainsi une mine de données, une histoire des grands échecs et ratés des industries de process. Or cette histoire contredit le paradigme de l'erreur humaine. Fondamentalement, les causes profondes des catastrophes sont d'origine organisationnelle. Ce sont les dérives et les dysfonctionnements des organisations chargées de gérer les risques qui sont à la source des accidents.

Un cortège de dysfonctionnements

Un puissant paradoxe semble néanmoins à l'oeuvre. Les enseignements tirés des accidents ont porté quasi exclusivement sur les défaillances techniques et les erreurs humaines. Ainsi, de l'accident de Three Mile Island, les experts et managers de l'industrie nucléaire, dans leur grande majorité, n'ont retenu que les défaillances de matériels ou certaines insuffisances techniques, et bien entendu la tragique erreur des opérateurs en salle de commande. Ils ont laissé de côté les sérieuses déficiences organisationnelles et managériales de l'exploitant de la centrale et de l'autorité de sécurité, largement soulignées et analysées en détail par deux commissions d'enquête (Kemeny et Rogovin). En conséquence, un système complexe de procédures et de recommandations s'est peu à peu développé en matière de sécurité industrielle, censé "couvrir" la faillibilité des opérateurs de terrain.

Pourtant, les mêmes événements, analysés à la lumière de ce que nous désignons sous le nom de "paradigme organisationnel", révèlent un cortège de dysfonctionnements, notamment pour les catastrophes passées au peigne fin par des commissions d'enquête indépendantes. Le fonctionnement intime des organisations impliquées dans la gestion des risques devrait donc faire l'objet d'analyses, d'efforts soutenus et exigeants, interrogeant notamment les processus de décision, les choix techniques, les modes d'examen et de prise en compte du retour d'expérience1 , la réactualisation des évaluations des risques, les biais insidieux dans les processus d'expertise, etc.

Sur ces enjeux, le rapport rendu par la commission officielle indépendante de la Diète japonaise (le parlement nippon) sur la catastrophe de Fukushima de mars 2011 est édifiant2 . Dans sa préface, le président de la commission, Kiyoshi Kurokawa, affirme qu'il s'agit d'un désastre "made in Japan". La bureaucratie locale a fait preuve d'arrogance, ignorant les leçons de Three Mile Island et de Tchernobyl, et d'étroitesse d'esprit, en défendant les intérêts propres de son organisation. Il est aussi devenu habituel pour l'exploitant "de résister à la pression réglementaire et de dissimuler les petits accidents".

De fait, si on examine de près l'histoire du développement de l'énergie nucléaire au Japon, c'est une longue liste d'incidents sérieux, qui constituaient autant d'avertissements, et de malversations : dissimulation d'incidents et de données défavorables, falsification de rapports, avec dans certains cas la complicité d'entreprises sous-traitantes (Hitachi, Toshiba). La multiplication des anomalies et irrégularités rampantes conduisit l'autorité réglementaire à recenser celles-ci. En avril 2007, plus de 10 000 infractions, qui peuvent être classées en 306 catégories, ont été finalement relevées, impliquant les douze compagnies qui gèrent des centrales !

Mais les antécédents ne se limitent pas au nucléaire. Un examen approfondi de l'histoire tragique de l'empoisonnement au mercure organique, par la compagnie chimique Chisso, des pêcheurs de la baie de Minamata à partir des années 1940-1950 révèle les mêmes types d'anomalies graves, de nature organisationnelle et institutionnelle, avec l'appui complice des autorités gouvernementales, des autres industries chimiques, d'une grande partie de la presse japonaise et même d'universitaires fabriquant des rapports truqués3

Quand les accidents se font écho

L'histoire se répète. Les anomalies perdurent. Les leçons des accidents ne sont tirées que partiellement... ou sont oubliées, le turn-over des cadres aidant, et le retour des fortes pressions de production, en faveur de la productivité et de la profitabilité, finissant par annihiler les velléités d'interrogations approfondies et radicales. Sally Ride, seule astronaute américaine de la Nasa à avoir participé aux deux commissions d'enquête suite aux accidents des navettes spatiales Challenger et Columbia, à dix-sept ans d'intervalle, a pu déclarer : "Il y a des échos de Challenger dans Columbia En la paraphrasant et en élargissant le débat, il est possible d'affirmer que les échos ne cessent de se répercuter, d'un accident à l'autre, d'une activité industrielle à une autre. Ces échos ne cessent d'alerter sur la nécessité de revoir en profondeur les fonctionnements détaillés des organisations, les modes de management, d'interroger les connaissances et représentations par lesquelles sont prises les décisions cruciales pour la sécurité et la prévention des accidents graves.

Mais les organisations demeurent opaques, "complexes et obscures", pour reprendre l'expression de la commission d'enquête de Columbia. Les organisations résistent au changement et font preuve d'une rigidité remarquable. Leur fonctionnement et, au premier chef, les instances managériales demeurent énigmatiques. Il est à craindre que ce trou noir des organisations persiste longtemps, malgré de nouvelles situations catastrophiques provoquées par elles. Le grand livre des accidents est disponible, mais il reste très largement méconnu.

  • 1

    Le retour d'expérience, ou REX, correspond ici à l'étude des incidents survenus dans les process

  • 2

    Rapport officiel de la commission d'enquête indépendante sur l'accident nucléaire de Fukushima. Diète nationale du Japon. Résumé (version française), Les éditions de Fukushima, novembre 2012. Téléchargeable à cette adresse : http://groupes.sortirdunucleaire.org/Fukushima-un-desastre-d-origine

  • 3

    Bitter sea. The Human Cost of the Minamata Disease, par Akio Mishima, Kosei Publishing, Tokyo, 1992.

À lire
  • L'accident de la centrale nucléaire de Three Mile Island, par Michel Llory, L'Harmattan, 1999.

  • L'accident et l'organisation, par Michel Llory et René Montmayeul, éditions Préventique, 2010.

  • Minamata, Fukushima, même débat, par Michel Llory, en préparation, 2014.