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Intelligence artificielle : le risque d’un travail déshumanisé

par Nathalie Quéruel / janvier 2021

Chez Pôle emploi, les algorithmes moulinent, secondant les conseillers qui accompagnent les chômeurs. L’industriel Safran expérimente des cobots qui, besognant aux côtés des ouvriers, les délestent de tâches répétitives. Chez Publicis, un outil d’intelligence artificielle assemble, le temps d’un projet, des équipes virtuelles et éphémères de par le monde... Les technologies émergentes sont bel et bien à pied d’œuvre, dessinant dès maintenant l’avenir du travail. Pour le meilleur ou pour le pire ? On pourrait se réjouir qu’elles soulagent les salariés d’activités fastidieuses, pénibles ou ingrates, leur permettant de développer d’autres compétences enrichissantes. Ou, au contraire, s’inquiéter qu’elles les privent de tâches essentielles qui donnent sens à leur métier, les cantonnant dans des emplois précaires et sous-payés. On pourrait tout autant s’enthousiasmer pour l’autonomie qu’elles peuvent donner aux travailleurs que s’effrayer du contrôle qu’elles sont capables d’exercer sur eux. Rien n’est cependant écrit. A quelles conditions ces technologies, qui entremêlent plus étroitement l’homme et la machine dans la production de biens ou de services, ne seront-elles pas dommageables, notamment pour la santé des salariés ? Il est essentiel que ces derniers participent à la réflexion sur leur déploiement et leur usage, pour que la redistribution des rôles soit positive. Et il revient aux représentants du personnel de mettre sur la table ce débat sur le travail d’un genre inédit.

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« Nous développons une intelligence clandestine, fruit de notre engagement corporel dans le travail »

entretien avec Christian Torres, Médecin du travail
par Nathalie Quéruel / janvier 2021

Christian Torres, médecin du travail, déplore que les technologies émergentes soient déployées en omettant un détail crucial : le savoir propre du corps dans toute activité professionnelle.

Pourquoi les nouvelles technologies, qui rendent le travail plus virtuel, vous posent-elles question ?
Christian Torres : Parce qu’elles mettent « entre parenthèses » notre corps. Or celui-ci n’est pas qu’un outil à notre disposition ; il capte des sensations. Dans son récit autobiographique1 , le chirurgien du cœur Arrigo Lessana évoque l’histoire d’un brancardier qui, alors que l’opération n’avait pas débuté, faisait parfois le choix, pour s’éviter « un inutile aller et retour », d’installer à la sortie du bloc le brancard destiné à la morgue. Dans les années 1970, la mortalité opératoire n’était pas rare. Et l’homme ne se trompait pas. « Le poids du patient lorsqu’il le soulevait, son moral, l’épaisseur du dossier qui l’accompagnait, l’équipe des chirurgiens et les anesthésistes, voire le numéro de la salle d’opération : tout cela lui permettait de jeter son sort », raconte le chirurgien. Le « savoir souterrain » de ce brancardier, qui semble exceptionnel, est pourtant universel. Chacun développe, dans son activité, cette intelligence clandestine, fruit de notre engagement corporel dans le travail, de notre expérience incarnée et de notre confrontation au réel et à l’imprévu. Il s’agit d’un processus dynamique propre au vivant où s’entremêlent l’action, les émotions, la perception, la cognition…


Malheureusement, cette implication du corps est peu visible, y compris pour les travailleurs…
C. T. : Et de ce fait, il existe un risque omniprésent de voir une transformation technologique et/ou organisationnelle anéantir cet aspect vital de la mobilisation dans le travail. Ce risque est renforcé par l’idée très répandue que le corps serait l’instrument du cerveau, le moyen de nos actions et qu’il pourrait donc être court-circuité. Les gestionnaires postulent ainsi que l’action serait un simple mouvement concluant un raisonnement déconnecté des émotions éprouvées dans le corps. Ce postulat conduit à élaborer, dans un souci de rentabilité, des organisations permettant de réduire les déplacements des salariés auprès des « objets travaillés » et des collègues. Cette mise à distance des corps est grandement facilitée par les nouvelles technologies, et ce, bien avant la généralisation du télétravail au cours de la crise sanitaire du Covid-19.


Quelles peuvent être les conséquences de cette mise à distance ?
C. T. : Cette relégation du corps est susceptible d’entraîner des effets délétères sur la santé. Les médecins du travail observent bon nombre de décompensations, y compris somatiques, après l’introduction de nouveaux procédés éloignant des professionnels expérimentés de leurs dossiers, de leurs machines, de leurs clients… Cet écart peut aussi avoir des effets sur la sécurité, en réduisant les capacités des salariés à détecter les anomalies et à évaluer leur criticité.

  • 1L’Aiguille, par Arrigo Lessana, Denoël, 2010.